70 - Ce qui est caché dans la benne
Par pur défi – elle n’avait pas digéré sa réflexion sur ses capacités sportives – Cornélia lui coupa l’herbe sous le pied.
– Non, je passe en premier.
Avant qu’il puisse réagir, elle se laissa glisser dans l’ouverture.
L’atterrissage fut rude. Après une chute de plus de deux mètres, elle s’écrasa au fond de la benne et se tordit la cheville, dans un choc métallique qui résonna entre les parois.
– Aïe ! Saloperie !
Derrière elle, un son mat se fit entendre : le bruit de la réception impeccable d’Iroël.
– Ça va ? chuchota-t-il.
Il tâtonna dans l'obscurité, trouva le dos de Cornélia. Le contact de sa main chaude la fit curieusement frissonner.
– Bien sûr que ça va, répliqua-t-elle d’une voix aigre. Tu vois quelque chose ?
Monsieur Parfait a peut-être la capacité de voir dans le noir, en plus d’être un athlète de haut niveau.
Iroël ne répondit pas, mais il garda sa main dans le bas de son dos, comme pour s’assurer qu’elle n’allait pas s’éloigner. Lentement, leurs yeux s’habituèrent. L’air de la benne sentait fort le soufre. Le sol était en pente, ce qui les obligeait à se camper sur leurs jambes pour ne pas tomber. Quelque chose luisait doucement devant eux ; Cornélia plissa les paupières. Elle distingua des chaînes. Des chaînes épaisses, faite d’un métal blanc.
« Les cages et les chaînes, dans la Strate, sont toujours en fer, en or ou en argent. Parce que ces métaux peuvent nous soumettre. »
C’était certainement de l’argent. Mais quelle créature étaient-elles censées contenir ? Cornélia ne voyait rien. Rien d’autre qu’une sorte d’ombre étrange. Elle toucha nerveusement la petite clé d’or, dans sa poche de pantalon.
– Il a déjà libéré la créature ? murmura-t-elle, la gorge sèche.
Iroël s’avança près d’elle. Sans pouvoir bien discerner son visage, elle le sentit se contracter, et quelque chose de froid se dégager de lui – de la peur ?
– Non, chuchota-t-il. Il est encore là. Regarde bien…
Il ?
Cornélia scruta la zone plus sombre. On aurait dit une flaque de ténèbres, d’un noir de nuit, qui s’étalait sous les chaînes. Ça ne bougeait pas. Ne respirait pas non plus. Ça n’avait même pas l’air d’avoir une épaisseur ou une matière. Sourcils froncés, la jeune femme fit un pas vers la chose pour mieux la discerner.
– Non ! s’exclama Iroël.
La zone d’ombre frémit, comme agitée d’une vaguelette. Quelque chose commença à prendre forme. Iroël saisit le poignet de Cornélia pour la tirer en arrière. Le cœur battant, la jeune femme regarda le monstre apparaître.
Une créature d’ombre se modelait, souple et malléable comme de l’argile dans les mains d’un sculpteur. Une tête informe se tendit vers eux, vaguement humaine. Une longue masse hirsute se déploya dans son sillage – des cheveux ? Ils étaient aussi longs que ceux de Cornélia. Iroël repoussa la jeune femme derrière lui ; il avança d’un pas vers la créature et celle-ci tressaillit. La chevelure d’ombre se résorba. La forme de la tête changea, hésitant un instant entre deux formes de nez. Des mains émergèrent lentement, puis un torse nu se hissa hors du sol.
Cornélia recula, terrifiée.
C’était Iroël. Un Iroël entièrement sombre, plus grand que nature, aux détails mal dégrossis. Il semblait fait d’une matière visqueuse, noire comme du goudron. La créature ouvrit la bouche, muette. Elle leva les bras : à ses poignets cliquetaient les chaînes en argent. Dans un mouvement presque reptilien, elle se traîna vers eux, soufflant son haleine de soufre. L’odeur d’œuf pourri fit suffoquer Cornélia. Le jeune homme recula à pas comptés en la gardant derrière lui.
– C’est quoi, ce truc ? gémit-elle tout bas, en regardant les chaînes dévider toute leur longueur.
– Un doppelgänger…
La créature s’approcha plus près. Elle refit ce geste, presque suppliant, en tendant vers eux ses bras d’ombre enserrés par les bracelets de métal. Cornélia se retrouva plaquée contre la tôle froide de la benne. Ils étaient coincés. Comment allaient-ils réussir à sortir de là ? Submergée par la panique, elle leva les yeux vers l’ouverture, loin au-dessus d’eux : un éclat de ciel rougeâtre se découpait nettement.
Un éclat de ciel rougeâtre... et deux longues oreilles d’un gris argenté.
– Oup… (Cornélia s’étrangla à moitié.) Oupyre ?
Un petit museau apparut au-dessus de l’ouverture.
Cornélia ?
– Je t’avais dit de surveiller Pouet ! brailla la jeune femme. Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu nous as suivis ?
Oupyre remua les babines. Elle se pencha vers eux et jeta un regard curieux vers le doppelgänger. La créature d’ombre culminait à plus d'un mètre quatre-vingt et grandissait encore. Ses orbites vides fixaient Iroël ; sa bouche s’ouvrait et se fermait sans parvenir à articuler un son.
– Reste où tu es, Oupyre ! ordonna Cornélia. Ne bouge pas !
Bien sûr, la hase décida que cet ordre cachait quelque chose d’intéressant ; elle fit donc l’exact inverse. Elle sauta dans le trou et se réceptionna agilement à leurs côtés.
Sitôt qu’il la vit, le doppelgänger s’agita. Un remous parcourut sa peau de ténèbres. Une tête de lapin lui poussa sur une épaule, près de celle d’Iroël. Il tendit vers eux une main qui avait perdu son pouce et ressemblait davantage à une patte d’animal. Oupyre s’approcha de lui à petits bonds, intriguée par cet énergumène ; alors le doppelgänger perdit pour de bon sa figure humaine. En quelques secondes, il se remodela entièrement. Ce fut un énorme lapin d’ombre qui se tint devant eux, portant sur le front deux bois de cerf aux pointes meurtrières. Il voulut se jeter sur Oupyre, mais ses chaînes le retinrent d’un coup sec, tendues à l’extrême.
– Oupyre ! brailla Cornélia. Mais qu’est-ce que tu fais ? Reste près de nous !
Mais la hase, dans son corps de jackalope, n’était pas consciente de sa vulnérabilité. Un wolpertinger ne craignait rien ni personne… pas même un gigantesque monstre de goudron noir.
– Miaou ?
Cornélia crut halluciner en entendant une espèce de miaulement déformé. C'était le son caractéristique d’un chapalu qui se prenait encore pour un chat de gouttière. Elle leva lentement les yeux vers l’ouverture de la bâche, craignant ce qu’elle allait y trouver.
Comme prévu, elle y trouva un gros museau écrasé, plein de dents pointues.
– Greg ! fulmina-t-elle. Mais c’est pas vrai, qu’est-ce que vous avez tous aujourd’hui ?
Oupyre avait entrepris de visiter toute la benne, guère effrayée par sa copie maléfique. Le monstre la suivait de près, imitant tous ses bonds de lapin, dans le claquement métallique de ses chaînes qui résonnaient contre la tôle. Cornélia plissa les yeux. Il n’essayait pas vraiment de l’attaquer.
– Il veut simplement qu’on le libère, dit-elle lentement.
Elle se tourna vers Iroël.
– N'est-ce pas ?
Le garçon opina. Dans la faible lumière qui tombait de la bâche, elle discerna ses sourcils froncés.
– Mais si on fait ça, il nous tuera tous. (Il marqua une pause.) C’est les doppelgängers. Ils savent pas… s’arrêter. Ils s’approchent trop des gens. Ils les dévorent sans vraiment le vouloir…
Sans bien comprendre ce qu’il voulait dire, Cornélia toucha de nouveau la clé d’or. Depuis le temps, elle connaissait par cœur les courbes délicates de l’objet.
– C’est comme ça qu’Aegeus veut tuer Midas, dit-elle sourdement. C'est ce qu'il a dit.
La surprise passa sur le visage d’Iroël. Puis la compréhension. Il dit simplement :
– Ça va marcher.
Cornélia imagina deux statues face à face, l’une faite d’or, l’autre d’obscurité ; elle imagina cette Moscou brillante, mortelle, dévorée par des ténèbres tout aussi létales. Puis elle contempla le gigantesque jackalope d’ombre, trois fois plus redoutable que la petite Oupyre qui gambadait devant lui.
– Il ne risque pas de se retourner contre nous, après avoir vaincu Midas ?
Iroël sembla songeur.
– Je sais pas. Il va dévorer Midas, ensuite tout Moscou. Et ensuite les alicantos et les yurlungurs... Ça va l’occuper longtemps, à mon avis.
Greg miaula de nouveau, l’air de se demander s’il devait rejoindre la petite fête dans la benne, ou s’il était mieux dehors.
– Reste où tu es, Greg ! lui cria Cornélia tout en sachant que de un, il ne comprenait pas et de deux, il n’écoutait rien de toute façon.
Puis une voix glaciale s’éleva à l’extérieur.
– Voyez-vous ça. Je pensais devoir déloger un chapalu de mon camion, et voilà que je tombe sur une autre passagère clandestine.
C’était celle d’Aegeus.
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