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– Poussez-vous ! hurlait Aaron en se frayant un passage parmi les boyards et les nivées. Laissez-leur de l’air, bon sang ! Mitaine, Gaspard, avec moi !

Ses deux hommes de main improvisés tâchèrent de repousser la foule qui s’agglutinait autour des nouveaux venus. Une étrange électricité saturait l’air, dressant les poils sur le dos des nivées et les cheveux sur la nuque des humains. Des hennissements nerveux montaient vers le ciel, hurlant presque comme des cris de loup. Cornélia profitait d’Aegeus pour pouvoir avancer : tout le monde s’écartait devant le chef du convoi, formant deux haies bien nettes, et la jeune femme se dépêchait de trottiner dans son sillage. Il ne lui prêtait plus aucune attention. Une main en visière, elle leva le nez vers le ciel, comme tout le monde autour d’elle. Habituellement, les cieux de la Strate restaient figés dans une nuit bordée de deux crépuscules éternels : un soleil suspendu à l’est et un autre à l’ouest. Mais quelque chose venait de rendre vie au ciel. Un peu trop de vie, même.

Alsvinnr et Árvakr, songea Cornélia. C’est forcément eux…

Les soleils bougeaient. Ils traversaient toute la voûte céleste dans un sens puis dans l’autre, à une vitesse surnaturelle. Les ombres des nivées s’allongeaient puis rétrécissaient, dansaient autour d’elles dans n’importe quel sens. Les bâtiments de Moscou semblaient changer de forme. Le monde entier était pris dans le faisceau de deux projecteurs mouvants.

Lorsque Cornélia, toujours planquée dans le sillage d’Aegeus, déboucha au centre de l’attroupement, elle tomba nez à nez avec un cheval monstrueux. Il n’avait pas grand-chose à envier à la taille des hydres et une odeur incongrue se dégageait de lui, comme celle du charbon ou de la pierre chaude. À vrai dire, tout son corps semblait sculpté dans une pierre granitique, mouchetée d’inclusions noires semblables à des éclats d’obsidienne. Il était bâti comme un taureau, avec des muscles puissants, des jambes épaisses comme des troncs d’arbre. Intrigué par Cornélia, il abaissa son énorme tête à son niveau. Elle était carrée et grossière, avec des angles découpés nettement et des yeux sombres enfoncés dans les orbites. La jeune femme l’esquiva vite. Plus loin, elle discerna un autre cheval gigantesque, d’un blanc d’ivoire, pourvu de sept têtes élégantes. Un arc-en-ciel aux couleurs vibrantes se déployait dans son sillage et s’élançait à travers toute la voûte céleste. Cornélia ne mit qu'un instant à admettre la réalité de cette vision. C'était la Strate : elle n'était plus à ça près. Elle se raccrocha au plus important et tourna la tête en tous sens, fouillant la foule du regard. Où était Blanche ?

Elle finit par repérer la chevelure d’Aegeus : il se trouvait derrière un cordon de soldats. Le souffle court, la jeune femme se précipita vers lui, poussant les boyards sans se soucier de leurs armes.

– Où est Blanche ? Vous avez vu ma sœur ?

Elle se tut soudain. Derrière le rang protecteur des boyards se tenaient Aaron et Aegeus, renforcés de Mitaine et Gaspard. Ils faisaient face à une étrange bête au long cou de serpent, aussi tachetée qu'un léopard, ainsi qu’un étalon à huit pattes. Ce dernier avait le pelage gris, dense et mouvant, comme une masse de nuages orageux. Des éclairs miniatures clignotaient sur son poitrail. Stupéfaite, Cornélia déglutit de travers. Les huit pattes... Était-ce… Sleipnir ?

Et sur son dos…

– Blanche !

Sa petite sœur pendait à moitié, courbée sur l’encolure de sa monture, les doigts encore emmêlés dans la crinière en brosse. Évanouie… ou morte ?

– Poussez-vous ! tonna Cornélia en chargeant comme un bélier.

L’étalon se baissa, commença à se coucher par terre pour faciliter la descente de sa cavalière ; mais dans ce mouvement, Blanche glissa brusquement. Gaspard la récupéra in extremis dans ses bras musclés. Gêné, il la remit aussitôt à Aaron, qui reçut ce paquet non désiré sans savoir non plus quoi en faire. Il resta un moment immobile, l’air perdu, puis tourna sur place en cherchant à la refourguer à quelqu’un d’autre.

– Blanche ! s’exclama Cornélia en débarquant hors d’haleine. Elle va bien ? Par pitié, dis-moi qu’elle va bien !

Aaron glissa un œil vers la touffe de cheveux blonds qui oscillait dans ses bras. On ne distinguait pas le visage de Blanche, seulement son masque de raijū autour de son cou. Cornélia, elle, contemplait les pieds de sa sœur : ils pendaient dans le vide, rouge écrevisse et couverts de cloques.

– Elle a les pieds brûlés…

– Hé, Blanche, marmonna Aaron. (Il la secoua un peu.) Blanche ?

Comme il n’avait pas les mains libres, il souffla sur le visage de la blondinette pour repousser ses cheveux trop longs. Puis il posa sa joue à lui contre son nez. Cornélia comprit qu’il cherchait à détecter sa respiration ; elle attendit le verdict en se rongeant les sangs.

– Elle respire, dit-il enfin.

– Oh, mes aïeux !

Tremblante comme une feuille, elle s’appuya sur Gaspard pour rester debout ; il lui prêta obligeamment son bras.

Fille forte, dit Sleipnir qui s’était remis debout. Libéré nous tous.

Aegeus approcha à son tour. Il se pencha sur Blanche.

– Et Midas ? Tu as laissé mes écailles sur place ? Tu as signé ton larcin ?

– Aegeus ! se récria l’aînée. Non mais tu vois pas qu’elle est inconsciente ?

Les lèvres desséchées de Blanche remuèrent. Aaron tendit l’oreille ; avec son ouïe surnaturelle, il fut le seul à entendre quelque chose.

– De l’eau ! ordonna-t-il à la cantonade. Apportez de l’eau, vite !

Mitaine obéit aussitôt. Avant qu’elle ne soit revenue, Blanche s’était déjà redressée dans les bras d’Aaron. Elle se cogna contre sa tête à lui, écarquilla ses yeux injectés de sang et sembla lutter pour distinguer quoi que ce soit.

– Putain, la naine ! C’est ma mâchoire, ça !

– A… Aaron ? croassa-t-elle.

Elle passa une langue assoiffée sur ses lèvres, puis se rendit compte qu’il la portait dans ses bras – et que plusieurs visages l’entouraient, dont celui de Sleipnir.

– J’ai réussi, dit-elle dans un filet de voix.

Ses yeux s’accrochèrent à ceux de sa sœur. Cornélia voulut dire quelque chose, mais Blanche sursauta d’un coup :

– Oh non ! Le… Le squonk…

Une quinte de toux la secoua entièrement – une toux sèche qui sembla lui arracher l’intérieur de la gorge. Aaron grimaça, à l’unisson avec Cornélia.

– Pose-moi par terre, articula Blanche avec la voix d’une grand-mère fumant un paquet de cigarettes par jour. Je dois… aller chercher… le squonk…

– Quoi ? grogna le garçon. Tu déconnes ou quoi ? Tu peux même pas marcher !

D’un geste vif, elle lui attrapa l’oreille et la tordit vers le bas.

– Pose-moi par terre !

– Aïe ! gémit-il en se penchant vers elle. Bordel à queue ! Lâche-moi, espèce de psychopathe !

– J’ai dit au squonk que j’allais… venir le chercher… J’peux pas le laisser !

– Arrêtez votre cirque, tous les deux ! grinça Aegeus.

Il saisit sèchement le poignet de Blanche, la força à lâcher son lieutenant.

– Qu’en est-il de Midas ? siffla-t-il. N’oublie pas le vrai but de la mission que je t’ai donnée ! Tu as échoué ?

Un sourire sombre apparut sur les lèvres de Blanche.

– C’est bon, il sait. Il est au courant… Il était là quand on s’est enfuis… Disons qu’il s’est pris plusieurs chevaux divins sur la figure.

Aegeus plissa les paupières. Il parut sur le point de lui ordonner quelque chose, avant de se retenir : elle n’était plus en état de se rendre utile. Il était impossible de l’envoyer surveiller l’immortel. Alors il se tourna vers Sleipnir.

– Midas, dit-il. Il arrive ?

Arrive, répondit l’étalon en dilatant nerveusement les naseaux. Arrive.

L’expression d’Aegeus se durcit. Il se tut un instant, pris dans une réflexion intense, déjà projeté dans la bataille à venir. Puis il échangea un regard avec Aaron.

– Pose la petite. Tout de suite. On a du boulot.

Comme Aaron hésitait, il éleva la voix.

Tout de suite ! (Il se tourna vers Mitaine qui arrivait en courant avec son bidon d’eau potable.) Va me chercher Beyaz et Rodrigo !

La dryade le fusilla des yeux et repartit aussitôt dans le sens inverse. Puis Aegeus toisa Cornélia :

– Toi.

– Je reste avec ma sœur, coupa-t-elle avec défi.

– Parfait, c’est ce que j’allais dire.

Cornélia bégaya. Elle ne put que tendre maladroitement les bras pour y recevoir Blanche – qui pesait bien plus lourd que ce dont on avait l’impression en voyant Aaron la porter. Quand le garçon s’éloigna, Blanche lui cria :

– T’as des bras inconfortables !

– T’aurais préféré le sol ? rétorqua-t-il sans se retourner.

– Peut-être bien !

Elle fut exaucée la seconde suivante, puisque les bras de Cornélia lâchèrent d’un coup.

– Aïe ! Ventre-saint-gris !

Elle se releva aussitôt, flageolant sur ses pieds blessés, et se cramponna à sa grande sœur.

– Cornélia, je dois aller chercher le squonk. Je peux pas le laisser là-bas. Je lui ai promis que je reviendrais…

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