74 -

6 minutes de lecture

***

Midas n’allait pas tarder à entrer en collision avec le convoi.

Littéralement.

Blanche le croisa en allant chercher le squonk. Une statue d’or massive, figée en pleine marche, entourée d’au moins vingt soldats armés, d’une bonne centaine de yurlungurs et d’une tempête d’alicantos qui obscurcissaient le ciel. Le visage de Midas était contracté dans une expression de rage pure. De son point de vue, il avait certainement fait une fleur à Aegeus avec son histoire de bal. Il s’était placé en position de bienfaiteur. Peut-être n’imaginait-il même pas qu’Aegeus ait pu vouloir le trahir.

Il ne faudrait pas traîner dans le coin quand la vouivre et le roi d’or s’affronteraient.

Blanche retrouva très vite le squonk près du métro. Sitôt qu’elle reprit forme humaine, la petite nivée se blottit dans ses bras.

– Viens là. Je vais essayer de te porter sous ma forme de raijū… Je ne sais pas si je vais y arriver. Mais si ça marche pas, on risque de mourir tous les deux. (Le squonk ouvrit des yeux ronds comme des assiettes.) Il faut faire vite : on va lâcher un doppelgänger pour affronter Midas. Tu sais ce que c’est ?

Le squonk secoua la tête. Blanche se mordit la lèvre.

– Si tu as des amis à sauver… c’est le moment.

La petite créature s'agita.

Squonks. Blanche sauver squonks. Gentils squonks…

Un gémissement désespéré échappa à la jeune fille.

– Tu veux que je sauve tous les squonks du secteur ?

Pas beaucoup squonks, assura-t-il. S’il te plaît, Blanche. Gentille Blanche.

– C’est pas que je veux pas. C’est juste que…

Que j’ai peur d’être morte avant d’y arriver.

Elle inspira à fond. C’était le but du convoi, après tout. Sauver les créatures de la Strate.

– Bon. Mets-toi sur mon dos et tiens-toi bien. On va voir si je peux te porter sans t’électrocuter.

Le dernier mot était peut-être à éviter. Mais le squonk devait ignorer sa signification, car il obtempéra sans problème. Avant de remettre son masque, Blanche se concentra. Elle avait déjà porté des objets – des seaux, des clés, son sac à dos… Mais les objets ne craignaient pas le courant électrique. Pouvait-elle court-circuiter ses propres éclairs ? Et pouvait-elle déplacer un être vivant à la vitesse du raijū, sans conséquence ?

– Allez, marmonna-t-elle. On essaie.

Elle enfila son masque.

***

– On y est bientôt ? gémit Cornélia.

Hors d’haleine, elle trimballait le miroir avec Mitaine, courant maladroitement derrière le reste du groupe.

– Sacrebleu, j’vais péter un câble ! s’énerva la dryade quand le coin de la glace lui tomba une énième fois sur le pied.

Aegeus s’arrêta soudain. Il leva la tête vers le ciel ; le reste du groupe l’imita. Mille alicantos entrecroisaient leurs vols au-dessus de leur tête, dans un nuage de cris perçants et de battements d'ailes métalliques.

– Midas approche, dit Aegeus d’une voix sinistre.

Il se tourna vers elles.

– Posez le miroir. Il faut qu’il tienne debout.

Elles s’exécutèrent et réussirent à le caler contre une borne de trottoir. Un corbeau tout en argent et en laiton, aux plumes ouvragées, fut attiré par l’éclat de l’objet. Il eut le tort de passer près d’Aegeus. Celui-ci l’attrapa au vol et lui broya le crâne dans son poing. Quand il le jeta par terre, l’oiseau mécanique continua de battre des ailes sur place, dans le bruit sec d’un jouet cassé. Cornélia détourna les yeux.

– Beyaz, Rodrigo, ordonna Aegeus. Lâchez le doppel.

Les deux soldats hésitèrent. Quand ils laissèrent les chaînes glisser lentement de leurs mains, le doppelgänger frémit. Lui qui surplombait déjà la taille d’Aegeus, il parut grandir de plusieurs centimètres.

– Chef… commença Beyaz.

Mais il n’ajouta rien. D’un geste vif du poignet, Aegeus enroula sa propre chaîne jusqu’à son coude. Le doppelgänger tressaillit quand les anneaux d’argent s’entrechoquèrent.

– Écoute-moi bien, lui dit Aegeus d’un ton sec. Tu seras bientôt libre. Libre de dévorer tout ce que tu veux, moi y compris. Alors tiens-toi tranquille encore deux minutes.

Quand le monstre se pencha vers lui, avec un sourire sardonique sur ses faux traits d’Aegeus, son maître le rappela à l’ordre d’un brutal coup de chaînes. La créature se recroquevilla, sa peau huileuse mordue par l’argent.

Une petite silhouette apparut soudain près d’Aegeus. C’était le matagot, qui brillait dans son armure d’os. Il s’assit tranquillement près du doppelgänger et se lécha une patte. Cornélia se figea. Était-elle la seule à le voir ?

– Je me prépare, lança le matou à Aegeus. Sitôt que ton dernier souffle franchira tes lèvres, j’irai vite porter ton âme à l’Abominable. Il n’aime pas attendre. Les âmes tournent comme du lait caillé quand nous nous montrons trop lents.

Aegeus leva les yeux au ciel, nullement impressionné.

– Tu peux toujours attendre, le chat ! Satan ne m’aura pas aujourd’hui.

Les yeux phosphorescents du matagot sourirent avec gourmandise.

– Dit-il avec la hardiesse des héros. J’ai récolté les âmes de centaines de chevaliers et de moines-soldats ; j’ai même eu Gauvain et Lancelot. Les gens de ton espèce ont toujours un pied dans la tombe, mais ils ne le voient jamais !

Son maître lui prêta à peine attention. Il se tourna vers le reste du groupe.

– Dégagez. Maintenant.

Beyaz et Rodrigo firent un pas hésitant en arrière. Cornélia fronça les sourcils, incertaine de ce qu’elle venait d’entendre.

– Quoi ?

Il leur lança un regard d’avertissement.

– Merci pour le miroir, les filles. Maintenant, courez. Droit vers le convoi, le plus vite possible.

Cornélia balbutia une réponse. Ses yeux s’égarèrent de nouveau vers le matagot, qui se délectait déjà de la mort de son maître. De sa petite patte d’os, il lui fit signe de déguerpir. Mitaine la tira par le bras :

– Allez, allez ! T’attends quoi, au juste ?

Elles détalèrent en pataugeant dans l’eau translucide de la Strate.

– Si je ne reviens pas, lança Aegeus dans leur dos, mettez tout le monde à l’abri chez Mama. Qu’Aaron et Iroël prennent la tête du convoi. Ils en sont capables.

Avant de bifurquer dans les rues de Moscou, Cornélia se retourna vers lui. Elle emporta la vision de deux silhouettes identiques, soulignées par la course folle des soleils, sur un fond de ciel empli d’oiseaux.

***

Ce fut un échec.

Blanche ne pouvait absolument pas porter quelqu’un de vivant sur son dos. Ou alors, elle n’avait pas encore une maîtrise suffisante de son courant électrique pour pouvoir le faire. Le squonk se prit directement un coup de jus, sauta par terre et fila se cacher en tremblant sous un rosier sauvage. Elle mit plusieurs minutes à le convaincre de ressortir, en usant de cajoleries et de compliments sur son physique disgracieux.

Et pendant ce temps, l'heure tournait...

Pendant un moment, Blanche resta sur place en marmonnant pour elle-même, cherchant une solution en se tordant les mains. Elle n’arrivait pas à admettre que c’était perdu d’avance, qu’elle ne pourrait pas sauver les squonks du secteur. Elle n’était pas habituée à baisser les bras. Surtout, elle ne l’avait jamais fait dans des cas aussi graves.

Allait-elle vraiment les laisser mourir ?

Avait-elle le choix ?

« Parfois, il faut s’avouer vaincu », lui avait dit sa mère des années auparavant. « Tu t’en rendras compte quand tu seras plus grande. Un adulte apprend à faire des compromis, à ne pas toujours gagner. »

La Blanche du monde réel refusait de perdre. Celle de la Vingt-Cinquième heure allait devoir apprendre.

On n’a plus le temps, décida-t-elle d’un coup. Si on veut s’en sortir, il faut foncer. Maintenant.

– Je suis désolée, dit-elle lentement. Je ne pourrai jamais sauver les autres squonks… C’est impossible.

Avant que la petite nivée ne puisse réagir, elle la prit dans ses bras et se leva d’un bond. Les brûlures sous ses pieds la lançaient. C’était comme marcher sur un tapis de braises, et chacun des petits cailloux de la Strate allait se faire une joie de s’y planter. Elle rassembla ses forces vacillantes. Allait-elle réussir à rejoindre le convoi à temps ?

– Je suis adulte, maman, murmura-t-elle. Ça y est.

Elle se mit à courir en direction du convoi, serrant fort le squonk contre elle.

Et comme prévu, la Strate entière se précipita pour lui hacher les pieds.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0