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Blanche ! fit soudain le squonk. Blanche !

De sa petite main de souris, il désigna une tache claire qui tremblotait sous une haie. Un squonk ! Les yeux exorbités, la bestiole regardait les ténèbres progresser vers elle. Blanche lâcha un juron. Occupée à enjamber un yurlungur, elle dévia de sa trajectoire et se précipita vers la petite créature. Celle-ci, tétanisée par la peur, fixa cette géante qui fondait sur elle. Blanche l’arracha du sol et la jeta sur sa deuxième épaule comme un sac à patates. Un couinement lui échappa ; la bestiole essaya de sauter par terre pour échapper à ce kidnapping.

– Ah non ! s’énerva Blanche. Bouge pas, toi ! Si tu me ralentis, on est tous morts !

Les deux mains plaquées sur chacune des créatures, elle fonça droit vers la frontière. Le premier squonk posa sa petite patte sur celle de son semblable.

Gentille Blanche. Sauver squonks !

Zigzaguant à travers les avenues, Blanche trouva un troisième squonk, puis un quatrième. Elle n’arrêtait pas de faire des détours pour les sauver, et la terreur grandissait dans son ventre. Le fleuve n’était plus très loin… mais aurait-elle le temps de l'atteindre ? Un vent puissant s’engouffrait entre les bâtiments, venu de l’ouest. Il fallait vite le suivre et rejoindre la Moskova. À présent, Blanche n’y voyait plus grand-chose, aveuglée par les corps ronds des squonks qui s’agrippaient à elle ; elle ne sentait plus grand-chose sous ses pieds non plus. Peut-être n’avait-elle même plus de pieds.

Tant qu’elle pouvait courir, peu importait.

Quelques mètres plus loin, une pierre la fit traîtreusement trébucher. Elle ne parvint pas à reprendre son équilibre et heurta le sol de plein fouet. Les squonks roulèrent autour d’elle en poussant des cris ; sous la douleur, Blanche se recroquevilla une seconde. Des larmes perlèrent à ses paupières.

– Je vais pas y arriver, sanglota-t-elle. Je vais pas y arriver…

Elle essaya de se hisser sur ses jambes. Ses genoux étaient tout écorchés. Au passage, elle vérifia qu’elle avait encore des pieds : ils étaient là, et ils étaient en charpie.

– Allez venez, dit-elle aux squonks en serrant fort les dents. Venez vite !

Elle les remit sur ses épaules, un par un. Ils s’accrochèrent à ses cheveux, à ses oreilles, à ses clavicules saillantes. Autour d’elle, les ténèbres envahissaient Moscou. Les oiseaux tombaient comme des mouches. Ils s’enfonçaient dans l’eau, aussi morts et inertes que des pierres, puis l’ombre prenait possession d’eux et ils se relevaient, plus grands, plus forts, avant de s’envoler en battant puissamment des ailes. D’un bras, Blanche se couvrit le visage lorsque l’aile d’un grand vautour lui érafla la tempe de ses plumes acérées.

En se relevant, elle découvrit une silhouette massive qui se dressait devant elle, en contrejour. D’abord, elle fut pétrifiée par la peur ; puis ses yeux s’ouvrirent ronds comme des soucoupes. Elle crut que Sleipnir était revenu la sauver, comme dans le métro. Mais ce n’était pas lui. Cette créature-là avait un poitrail large comme celui d’un lion... et une crinière noire d’une rare majesté.

P… Pouet ? balbutia Blanche.

Derrière lui se tenait quelqu’un d’autre. Une grande nivée au pelage de léopard, campée sur de hautes pattes de cerf, dont le ventre aboyait sans cesse. Son regard de couleuvre, très doux, toucha celui de Blanche.

Vite.

C’était la première fois que la bête glatissante s’exprimait.

Vite vite, renchérit Pouet.

Il parut danser sur place – en fait, il cherchait seulement à éviter un yurlungur qui rampait vers la jeune fille. D’un coup de mâchoires, il attrapa Blanche par le bras ; les squonks poussèrent de petits cris terrorisés. Ils ne pouvaient pas savoir que ce n’était pas une morsure. C’était l’étreinte forte mais douce d’une maman lionne pour ses petits.

Monter, dit Pouet, exactement comme Sleipnir l’avait fait un peu plus tôt.

Des larmes d’émotion montèrent aux yeux de Blanche. Elle ne chercha même pas à les essuyer. Le tarascon l’aida à se hisser sur lui ; elle se cala sur ses épaules, juste devant la grosse carapace. Pouet était d'une maigreur affligeante à cause de ce que lui avait fait subir Orion. C’était une monture dix fois moins confortable que Sleipnir, mais Blanche n’en aurait changé pour rien au monde. Elle passa ses bras autour de son cou et enfouit sa tête dans l’opulente crinière. C’était rêche et chaud comme un nid de paille, et cela sentait le fauve.

–Accrochez-vous, coassa-t-elle à l’intention des squonks.

Ils s'agrippèrent très fort à elle, terrorisés, l’air de se demander s’ils allaient survivre à tout ça.

Bon ? demanda Pouet. Blanche bien accrochée ?

Il s’exprimait rarement avec la langue sans mots. Blanche en fut d’autant plus émue. Elle serra fort son cou. Si elle se laissait emporter vers l’arrière, elle finirait empalée sur les pointes de sa carapace, et elle ne comptait pas mourir aussi bêtement.

– C’est bon. Allons-nous-en, Pouetounet !

Elle sentit son dos se contracter. Il rassembla ses forces, puis bondit. Blanche poussa un hurlement qui mêlait terreur et ravissement ; elle se cramponna de toutes ses forces et serra fort les cuisses pour se maintenir en équilibre. Le vent lui fouetta le visage. Ce n’était pas du tout comme sur Sleipnir. C’était un galop de fauve, puissant comme une tempête, qui la brinquebalait dans tous les sens. D’une main, elle rattrapa l’un des squonks qui avait failli partir dans le décor. Près d’eux courait la bête au pelage de léopard, vive et bondissante comme une antilope.

– Le convoi ! s’exclama Blanche en glissant un œil à travers les mèches noires de Pouet. Je le vois !

Les silhouettes des hydres se détachaient clairement au fond de l’avenue. Mais d’un coup, Pouet ralentit. Blanche faillit terminer par terre, emportée par son élan.

– Qu’est-ce que tu fais ? s’égosilla-t-elle, un squonk pendu à son cou.

Aegeus, dit seulement Pouet.

Et Blanche l’aperçut. À quatre mètres à peine se tenait Aegeus , courbé en deux, en train de tousser comme s’il allait cracher ses poumons. Deux grands corbeaux tournoyaient au-dessus de lui, attirés par l’éclat doré de sa chevelure. Comme chaque fois qu’elle le voyait, une onde de ressentiment envahit Blanche. Mais Pouet s’approcha de lui tout de même, faisant gicler l’eau sous ses grosses pattes d’ours.

Monter, dit-il.

Aegeus leva les yeux. Son regard d’acier clair passa sur Blanche, perchée sur l’énorme dos de la tarasque. Ils se regardèrent en silence.

– Tu veux monter ? finit-elle par dire de mauvaise grâce.

Aegeus la fusilla des yeux, sans doute parce qu’elle osait lui proposer de l’aide.

– Il n’y a pas de place pour moi sur cette tarasque. Et je ne crains ni Midas, ni le doppelgänger. (Il asséna une claque sur l’arrière-train de Pouet.) Cours vers le convoi. Va la mettre à l’abri !

La tarasque partit au quart de tour. Blanche se retourna vers Aegeus. Elle le vit briser le crâne d’un yurlungur d’un coup de talon et se remettre à marcher, enjambant tranquillement les flaques d’ombres qui recouvraient Moscou.

– Mais pourquoi je m’inquiète, grommela-t-elle. Il est increvable, de toute façon.

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