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La créature se recroquevilla dans l’eau. Mais à travers son épaisse chevelure blanche, on pouvait la voir observer l’une de ses mains et faire jouer ses phalanges avec curiosité. Elle avait déjà oublié l’incident.

– Vu son âge, j’pense pas qu’elle craigne un rajeunissement de dix ans, lança Danaé. Les licornes vivent bien plus longtemps que les faunes, elle a peut-être plus de cent ans ou deux cents ans ! Tu peux lui enlever le masque, elle sera mieux dans sa peau de licorne pour aller chez Bastet.

Un profond soupir échappa à Beyaz – il songeait probablement « Tout ça pour ça ». Résigné, il essaya d’attraper la licorne. Celle-ci sursauta. Ses yeux d’or fusèrent sous sa frange en désordre et, pour la première fois, ils rencontrèrent ceux du grand soldat. Beyaz retint son souffle. La nivée avisa sa large main, immobile dans les airs, avant de contempler ses propres doigts posés par terre. Une étincelle de compréhension passa dans son regard. D’un geste maladroit comme celui d’un enfant, elle vint coller sa petite paume froide contre celle de Beyaz. D’un coup, un énorme sourire illumina son visage.

– Elle est mignonne, commenta Mitaine d’une voix toute attendrie. Il est mignon. Dommage que ce soit un psychopathe carnivore…

Sa remarque brisa net le charme. L’air renfrogné de Beyaz réapparut aussitôt.

– Allez, viens ici, toi !

Alors qu’il allait lui retirer le masque, la créature bondit en arrière. Elle heurta de plein fouet la jeune kitsune qui passait par là, ce qui les expédia toutes les deux par terre. La renarde se releva d’un bond en déversant un flot d’injures dans sa langue chantante ; la licorne n’en avait cure et, alors que sa victime s’essorait les cheveux, elle se dépêcha de s’enfuir à quatre pattes.

– Reviens ! tonna le boyard. Reviens ici, idiote !

Elle l’ignora superbement. Incapable de tenir sur deux jambes, elle opta pour une posture de grenouille et alla sautiller de plus en plus loin, forçant Beyaz à lui courir après. Terrassée par le rire, Danaé ne tenait debout qu’à grand-peine.

– Aujourd’hui, dans le convoi, nous vous présentons une chasse à la grenouille…

– Reviens ! éructa-t-il. Nom de Dieu, je vais péter un câble !

– Attrape le crapaud, Beyaz ! Attrape !

Toute occupée à le narguer, la licorne ne vit pas Uchchaihshravas derrière elle. Quand elle déboula droit dans ses pattes, un hennissement tonitruant lui fit comprendre son erreur. L’étalon blanc se cabra dans un fracas de bronze et d’or, levant ses monstrueux sabots métalliques ; ses sept têtes roulèrent des yeux fous et tout son harnachement tinta en cascade.

ARRIÈRE !

La licorne ne dut sa survie qu’à Beyaz, qui se jeta sur elle et la fit rouler plus loin, l’empêchant in extremis de finir piétinée. De rage, Uchchaihshravas secoua ses crinières de lumière, rua vers le ciel, puis s’enfuit dans un bond prodigieux qui sembla le faire voler au-dessus du convoi. Dans le silence qui suivit, toutes les nivées alentour se retournèrent vers eux. On entendit un sifflement moqueur, celui de Gaspard.

– Mais putain ! Tu sais pas te tenir tranquille, toi, hein ! rugit Beyaz qui semblait tout pâle sous ses cicatrices. C’est pas possible, ça !

On ne voyait de la licorne qu’une flaque de cheveux argentés et une demi jambe pâlichonne, qui dépassaient sous la silhouette massive du soldat. Un petit hoquet la secoua et Cornélia comprit qu’elle riait comme une folle. Beyaz se remit debout avec effort, soufflant et grondant comme un taureau énervé.

– Je vais te mettre une laisse ! Un putain de collier avec une corde !

Mais avant qu’il ne puisse mettre sa menace à exécution, la licorne était déjà repartie sautiller dans le convoi.

Nom de Dieu, reviens ici !

***

Si Cornélia, comme Blanche, s’était demandé un temps comment elles allaient faire pour Pouet, cette interrogation disparut vite.

En effet, il s’avéra vite que Pouet n’avait pas prévu de les suivre.

Il attendait le départ du convoi secondaire, jouant avec les autres petits dans des gerbes d’éclaboussures, en faisant son possible pour ne pas trop les bousculer. Oupyre jouait elle aussi, toujours déguisée en jackalope. En les voyant ainsi, innocents sous l’ombre bienfaisante des hydres, le cœur de Cornélia se serra. Du coin de l’œil, elle vit que Blanche s’était figée. L’aînée devina aussitôt ce que sa petite sœur allait faire ; elle sut également qu’il était de son devoir de l’en empêcher.

« Une tarasque est une tarasque. C’est pas un chiot. Ni un enfant. »

Lorsque Blanche voulut courir vers eux, sa sœur la retint sèchement par le bras. Elle ignora son regard plein d’incompréhension.

Ni Oupyre ni Pouet n’étaient destinés à rester avec elles. Elles les avaient apprivoisés, protégés dans la mesure de leurs petites forces d’humaines, mais ils restaient des nivées. Un jour ou l’autre, ils devraient retourner avec les leurs, revenir à la vie sauvage. Et plus le temps passait, plus cela deviendrait compliqué pour eux.

Cornélia ne parvint pas à exprimer tout cela avec des mots. Elle se contenta de dire à Blanche :

– Non.

Non ? répéta la cadette d’une voix un peu trop aigüe. C’est Pouet et Oupyre !

Elle tenta de se dégager, mais Cornélia la tenait fermement.

– Ça, c’est juste des noms que nous leur avons donnés. Ils n’ont pas de noms dans la nature, Blanche. C’est une tarasque et un wolpertinger… Il vaut mieux qu’ils partent ; sinon, ce sera trop violent le jour où…

Le jour où elles devraient vraiment les abandonner.

– Mais si jamais il leur arrive quelque chose pendant qu'on est pas là… chuchota Blanche.

On n’aurait pas dû leur donner de noms, songea la jeune femme en voyant les yeux de sa sœur s’emplir de larmes. Iroël avait raison depuis le début. Lui, il ne les nomme jamais. Comme ça, quand ils s’en vont… ou quand ils meurent…

– C’est juste un wolpertinger et une tarasque, répéta-t-elle, la gorge sèche. Et c’est seulement temporaire. On ne va pas mourir d’être séparés, ni eux, ni nous.

Elle continuait de serrer le bras de Blanche.

– Je vais te lâcher et on va aller leur dire au revoir, d’accord ? Mais t’as pas intérêt à leur dire de venir avec nous. T’as pas intérêt à te montrer trop triste, à pleurer et à leur faire croire que c’est la fin du monde. T’as compris ?

Sa sœur ne répondit pas, alors elle lui serra le bras plus fort.

– T’as compris, Blanche ?

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