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Hello ! Voilà enfin ce que vous attendiez depuis un moment :D
***
– C’est là.
Blanche ne pleurait plus à présent. Elle avait pleuré devant Cornélia, et pire encore, elle avait fondu en larmes devant Aaron. Aaron ! Elle n’arrivait pas à croire qu’elle s’était laissée aller devant lui. Il avait fait semblant de ne rien voir, bien sûr. Il avait focalisé toute son attention sur autre chose que ses larmes : ses mots. Il avait écouté soigneusement, en silence, ce qu'elle avait réussi à dire entre ses sanglots. Puis il avait pris les choses en main.
– Tu es entrée ? demanda-t-il.
Le visage méfiant, il observait l'endroit auquel elle les avait menés. Il avait fallu marcher quelques minutes, descendre l'avenue jusqu'à arriver à des halles. Jadis, ce devait être une sorte de marché couvert, dont les grandes arches s'ouvraient devant eux. L’endroit avait l’air spacieux et vide, mais on n’en voyait pas grand-chose. C’était une bouche de ténèbres béante, prête à les avaler.
– T'es rentrée, la naine ? répéta-t-il en voyant qu'elle ne disait rien.
– Oui, chuchota-t-elle.
Elle n’aurait peut-être pas dû le prévenir. Elle aurait pu réveiller uniquement Cornélia. Elles auraient d’abord plongé dans ce désastre toutes les deux, entre sœurs, et tenté de régler ce qui pouvait l'être, comme elles l’avaient toujours fait. Pouet et Oupyre ! Un vestige de larme coulait encore sur la joue de Blanche. Mais elle avait flanché. Elle avait besoin d’Aaron, de sa présence solide. Depuis quand avait-elle besoin de lui en situation de crise ? Depuis Orion ? Aaron les avait libérées de leurs cages. Il avait libéré Pouet de la sienne. Pour elles, pour eux, il s’était battu contre Orion au péril de sa vie. Il avait toujours été là, depuis le début du voyage, même à Lyon. Toujours buté et de mauvaise humeur. Toujours fiable.
– Ils sont blessés, gémit-elle très vite. Ils… Je crois qu’ils essaient d’enlever leurs balles eux-mêmes, mais…
Elle fit rouler la balle de laiton doré dans sa paume ensanglantée. Ce sont des nivées. Ils n’ont pas de doigts. Oh, mon pauvre petit Pouet…
Mais son petit Pouet avait bien changé. Lorsqu’elle l’avait découvert, il gardait l'entrée de ces halles tel un Cerbère noir. Elle avait repris forme humaine, prête à lui sauter au cou ; il l’avait arrêtée d’un seul regard. Un regard. Il n’avait pas grondé, n’avait pas montré les crocs. Il n’était plus cet animal terrifié, dans la ménagerie d’Orion, qui ne la reconnaissait pas et qui avait failli la blesser. Non, il était en pleine maîtrise de ses moyens. Il l’avait parfaitement reconnue. Elle, en revanche, avait eu du mal. Le regard de Pouet n’était plus le même.
– Mais qu’est-ce qu’ils foutent là-dedans ? gronda Cornélia. Et ils sont où, tous les autres ? Les hydres ? Les vingt boyards qui devaient les escorter ? Tu vas pas me dire qu’ils sont tous cachés là ? Et depuis quand ils sont là ?
Les yeux sombres d’Aaron se posèrent sur la main de Blanche – et la balle qu’elle contenait.
– Pour les boyards, j’ai mon idée.
Avant qu’elle ne puisse répliquer, il s’avança sous une arcade, son arme bien en main.
– Derrière moi, les filles.
Ils s’enfoncèrent dans les ombres. Le crépuscule brûlant de Djibouti disparut dans leur dos. Des effluves animales flottèrent autour d’eux, celles de plusieurs nivées. En note de fond régnait l’odeur du sang. Puis une silhouette apparut devant eux, si haute qu’ils durent lever les yeux. Un grand visage de lion noir émergea de la pénombre. Il était couturé de cicatrices. Ses yeux brûlaient tels deux tisons pourpres dans un creuset diabolique.
Pouet.
Le souffle des deux sœurs se bloqua dans leurs poumons. C’était forcément lui… malgré toutes ces plaies mal refermées qui le défiguraient, et la dureté de ce regard qui le rendait méconnaissable. Dans le silence, on n’entendait que sa respiration et la leur.
– Pouet, dit Blanche tout doucement. Pouetounet… Qu’est-ce qu'il s’est passé ?
Pouet ne fit pas un bruit. Même son silence n’exprimait rien. Ses mâchoires jouèrent sous sa peau et quelque chose échappa à ses gencives, avant de tomber sur le sol dans un tintement métallique. Quand l’objet roula jusqu’à Cornélia, celle-ci reconnut une balle, semblable à celle que Blanche tenait à la main. Et pareillement ensanglantée.
« Je crois qu’ils essaient d’enlever leurs balles eux-mêmes, mais… »
À retardement, la phrase de Blanche la heurta avec une violence inouïe. Tout d’un coup, elle comprit. Ces balles qu’ils connaissaient tous... Les vingt boyards disparus... Les mots de Io, un peu plus tôt, qui avait parlé de braconniers, de trafiquants dans la Strate…
– Ce sont les boyards ? articula-t-elle d’une voix qui bourdonnait étrangement à ses tympans.
Blanche la dévisagea, épouvantée – elle ne comprenait pas encore, elle ne voulait pas comprendre. Aaron hocha la tête.
– Ils ont retourné leur veste.
Pouet recula doucement. Il les autorisait à aller plus loin. À présent que leurs yeux s’habituaient à l’obscurité, les sœurs prirent conscience de la scène.
Du convoi secondaire plein de vie, il ne restait plus que la moitié. Quelques bakus, essentiellement des petits, blottis les uns contre les autres ; la silhouette dépenaillée de l’hippalectryon, pareil à un tas de plumes, qui ne semblait plus bouger du tout – Cornélia eut un coup au cœur quand elle chercha son petit protégé sans le trouver. Quelques zonures avaient formé un cordon de protection autour d’un groupe de coulobres. Saisie par l’effroi, Cornélia crut que les coulobres se mangeaient entre elles. Puis elle comprit qu’elles auscultaient simplement leurs blessures. Avec leurs dents, elles tentaient de déloger les balles qui s’étaient enfoncées dans leur chair fragile. Deux ou trois petits se serraient sous leurs ventres – si peu par rapport à tous ceux qui avaient quitté le convoi ! Cornélia les revit partir, trottinant gaiement sous le ventre des hydres…
Les hydres ! Sont-elles…
Puis elle l’aperçut. Le courageux bébé hydre, lui qui était venu les chercher jusque chez les archanges. Il s’était enroulé sur lui-même, de sorte qu’elle ne discernait de lui qu’un contour imprécis.
Ses parents… ?
Deux pareilles forces de la nature ne pouvaient pas mourir. Elles ne pouvaient pas être tuées par vingt misérables boyards. Cornélia refusait de l’envisager. Ils étaient forcément dehors, quelque part, à monter la garde… forcément…
Mais en son for intérieur, elle savait bien que jamais le petit ne serait resté ici tout seul.
– Où est Oupyre ?
La voix brisée de Blanche résonnait dans le silence. Pouet s’éloigna dans les ténèbres. Lorsqu’il revint, il tenait un objet sphérique entre ses crocs, qui se balançait au rythme de ses pas de géant. Les deux sœurs reconnurent aussitôt l’objet, alors même qu’elles n’en voyaient que quelques lignes indistinctes. Cette forme-là était ancrée en elles à jamais. Les bras de Blanche se resserrèrent autour d’elle.
C’était une cage à oiseau.
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