Réécriture 13 - Midas

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Voilà le dernier morceau de la réécriture ! Je n'ai plus que quelques jours pour faire les dernières corrections avant de préparer le fichier pour l'impression, c'est un peu tendu 8D

***

Aïe aïe aïe, se répétait Blanche en galopant de plus belle. Aïe aïe aïe…

Elle sauta par-dessus une plaque d’or changée en flaque ténébreuse. Puis elle évita de justesse un yurlungur entièrement noir.

Qu’est-ce qui se passera si ça me touche ?

Elle préférait ne pas le savoir et se mit à courir plus vite. Les nerfs de ses pieds hurlaient de douleur. C’était comme un incendie qui remontait le long de ses jambes.

Blanche ! fit soudain le squonk. Blanche !

Il désigna une tache claire qui tremblotait sous une haie. Un squonk ! Les yeux exorbités, la bestiole regardait les ténèbres progresser vers elle. Blanche lâcha un juron. Occupée à enjamber un yurlungur, elle dévia de sa trajectoire et se précipita vers la petite créature. Celle-ci, tétanisée par la peur, fixa cette géante qui fondait sur elle. Blanche l’arracha du sol et la jeta sur sa deuxième épaule comme un sac à patates. Un couinement lui échappa ; la bestiole essaya de sauter par terre pour échapper à ce kidnapping.

– Ah non ! s’énerva Blanche. Bouge pas ! Si tu me ralentis, on est tous morts !

Les deux mains plaquées sur chacune des créatures, elle fonça droit vers la frontière. Le premier squonk posa sa petite patte sur celle de son semblable.

Gentille Blanche. Sauver squonks !

Zigzaguant à travers les avenues, Blanche trouva un troisième squonk, puis un quatrième. Elle n’arrêtait pas de faire des détours pour les sauver, et la terreur grandissait dans son ventre. Le fleuve n’était plus très loin… mais aurait-elle le temps de l'atteindre ? Un vent puissant s’engouffrait entre les bâtiments, venu de l’ouest. Il fallait vite le suivre et rejoindre la Moskova. À présent, Blanche n’y voyait plus grand-chose, aveuglée par les corps ronds des squonks qui s’agrippaient à elle ; elle ne sentait plus grand-chose sous ses pieds non plus. Peut-être n’avait-elle même plus de pieds.

Tant qu’elle pouvait courir, peu importait.

Quelques mètres plus loin, une pierre la fit traîtreusement trébucher. Elle ne parvint pas à reprendre son équilibre et heurta le sol de plein fouet. Les squonks roulèrent autour d’elle en poussant des cris ; sous la douleur, Blanche se recroquevilla une seconde. Des larmes perlèrent à ses paupières.

– Je vais pas y arriver, sanglota-t-elle. Je vais pas y arriver…

Elle essaya de se hisser sur ses jambes. Ses genoux étaient tout écorchés. Au passage, elle vérifia qu’elle avait encore des pieds : ils étaient là, et ils étaient en charpie.

– Allez venez, dit-elle aux squonks en serrant fort les dents. Venez vite !

Elle les remit sur ses épaules, un par un. Ils s’accrochèrent à ses cheveux, à ses oreilles, à ses clavicules saillantes. Autour d’elle, les ténèbres envahissaient Moscou. Les oiseaux tombaient comme des mouches. Ils s’enfonçaient dans l’eau, aussi morts et inertes que des pierres, puis l’ombre prenait possession d’eux et ils se relevaient, plus grands, plus forts, avant de s’envoler en battant puissamment des ailes. D’un bras, Blanche se couvrit le visage lorsque l’aile d’un grand vautour lui érafla la tempe de ses plumes acérées.

En se relevant, elle découvrit une silhouette massive qui se dressait devant elle, en contrejour. D’abord, elle fut pétrifiée par la peur ; puis ses yeux s’ouvrirent ronds comme des soucoupes. Elle crut que Sleipnir était revenu la sauver, comme dans le métro. Mais ce n’était pas lui. Cette créature-là était réellement gigantesque. Blanche dilata les narines, inspirant son odeur de granit et de pierre chaude.

– Svadilfari !

Fille-raijū, répondit tranquillement le titan.

Près de lui se tenait quelqu’un d’autre. Une grande nivée au pelage de léopard, campée sur de hautes pattes de cerf. Trente chiens de chasse l’entouraient comme un contingent d’armée. Son regard de couleuvre, très doux, toucha celui de Blanche.

Vite.

C’était la première fois que la bête glatissante s’exprimait.

Dans un tremblement de terre, Svadilfari se coucha devant Blanche ; les squonks poussèrent de petits cris terrorisés.

– Tout va bien ! leur dit-elle très vite. Ne vous inquiétez pas !

Une adrénaline folle courait dans ses veines. Tout son corps cria un « Merci » aux deux créatures qui bravaient le danger pour venir les chercher. La bête glatissante inclina la tête ; elle avait parfaitement compris sa pensée. Quand deux oiseaux touchés par les ténèbres foncèrent vers Blanche, les chiens de chasse bondirent et les saisirent au vol ; les volatiles terminèrent en pièces détachées. Blanche se dépêcha de grimper sur le flanc de Svadilfari, puis se hissa sur son dos. Celui-ci était aussi large qu’une route, impossible à enfourcher avec ses petites jambes. Elle accrocha ses doigts à la crinière rude et courte, et opta pour une posture de grenouille accroupie, espérant qu’elle arriverait à garder son équilibre. Ce n’était pas le summum de l’élégance, et c’était surtout très inconfortable.

Tiens fort, lui dit Svadilfari.

Blanche déglutit.

–Accrochez-vous, coassa-t-elle à l’intention des squonks.

Ils s'agrippèrent très fort à elle, terrorisés, l’air de se demander s’ils allaient survivre à tout ça. Svadilfari se hissa sur ses jambes, et malgré ses précautions, Blanche faillit tomber. D’une main, elle rattrapa l’un des squonks qui avait failli partir dans le décor. Un grand vertige la saisit, l’obligeant à fermer les yeux.

Si je tombe de si haut, je vais me casser des os.

Elle entendait les chiens haleter en bas ; certains se battaient contre les alicantos et les yurlungurs qui s’attaquaient à eux.

Lorsque sa monture prit de l’élan, le vent fit claquer ses cheveux ; elle expédia des prières à tous les dieux dont elle connaissait le nom. Ce n’était pas du tout comme sur Sleipnir. Le trot de Svadilfari lui faisait le même effet qu’un séisme. Les monstrueux muscles de pierre s’articulaient sous elle dans des craquements et des crissements sourds, la rapprochant du vide à chaque foulée. Elle serra les dents, contracta les phalanges, les cuisses et le reste des six-cent-trente-neuf muscles de son corps pour ne pas être emportée. Près d’eux courait la bête au pelage de léopard, vive et bondissante comme une antilope. Sa meute de chiens hurlait et aboyait autour d’elle, dans un sillage de dos bruns et de queues battantes.

Concentrée sur Svadilfari, Blanche ne vit pas l’un d’eux se faire faucher par un grand vautour noir ; elle ne vit pas la moitié de la meute patauger dans une rivière noire qui croisait leur route – une rivière qui avait jadis été d’or.

Elle ne remarqua pas l’aura noire et vibrante du doppelgänger qui, mètre après mètre, se diffusait à travers les chiens, changeant leur corps en une masse visqueuse et noirâtre avant de passer aux suivants.

Elle s’en rendit uniquement compte quand la bête glatissante cessa de courir.

Svadilfari s’arrêta lui aussi, et se retourna vers elle. Blanche, perchée sur son dos comme un petit insecte, découvrit l’ampleur du désastre. La bête glatissante se tenait là, immobile, ses yeux doux fixés sur eux. Il lui restait seulement six ou sept chiens ordinaires. Les autres formaient un cercle menaçant autour d’elle, grondant et hurlant. De chiens, ils n’avaient plus que la forme. L’horreur submergea Blanche.

– Non !

Svadilfari s’approcha d’eux dans un grondement de pierre concassée, et leva haut son sabot pour les réduire en bouillie ; mais la bête glatissante se plaça devant sa meute corrompue.

Non.

Elle leva sa tête serpentine vers Svadilfari.

Va-t-en.

– Non ! s’énerva Blanche, un squonk pendu à son cou. Laissez-le vous aider ! Il peut…

Tuer mes amis ? compléta la bête tachetée.

L’un des chiens d’ombre planta ses crocs dans son jarret, grondant et bavant un liquide noir. Un deuxième molosse se jeta sur elle. Elle se dégagea brusquement, mais le mal était fait. Les blessures suintaient déjà.

Fuyez. Vite !

Elle se retourna vers Moscou, vers le Kremlin englouti par les ténèbres, et contracta ses muscles pour prendre son élan. Les larmes se mirent à couler sur les joues de Blanche.

– Non ! Faut pas retourner là-bas… Je vous ai libérée…

Dans un éclair fugace, elle revit le regard triste et douloureux de cette créature, les chaînes de fer qui lui brûlaient la peau, qui lui bleuissaient les membres ; et elle se demanda combien de décennies elle avait enduré ce calvaire, combien de siècles elle avait tenu bon – tout cela pour finir ainsi.

– C’était pas censé se passer comme ça ! gémit Blanche. Le doppelgänger était là pour Midas ! Uniquement pour Midas !

L’œil pâle de la bête monta jusqu’à son visage ; elle la contempla longuement, comme pour graver ses traits dans sa mémoire.

Merci.

Puis elle bondit loin des chiens. Dans des aboiements furieux, toute la meute lui donna la chasse ; alors elle galopa dans les rues noires, les entraînant derrière elle comme un cerf aux abois.

Svadilfari la regarda disparaître. Une grande tristesse se dégagea de lui.

Adieu.

***

Cornélia avait atteint la limite de ses forces. Ses bras et ses épaules tremblaient d’effort ; une sueur brûlante lui coulait dans le cou. Mitaine n’était plus qu’à moitié consciente, et elle pesait le poids d’un arbre mort, littéralement.

Elles n’avaient même pas parcouru deux cents mètres.

– Laisse-moi ici, articula la dryade. J’peux pas continuer.

La colère flamba dans le ventre de Cornélia. Elle resserra son étreinte.

– Ça va pas la tête ?

Les yurlungurs commençaient à les suivre de très près. Ce n’était pas Mitaine qui les intéressait. C’était Cornélia. Elle essaya d’accélérer, soufflant comme un bœuf.

Si je me change en tzitzimitl, ils se désintéresseront de moi. Mais je ne peux pas porter Mitaine quand je suis tzitzimitl…

Elles étaient coincées.

– Tu vas pas t’en sortir avec moi, ma petite Corny, souffla Mitaine. Je suis trop lourde.

Sous le coup de la fureur, Cornélia faillit donner de grands coups de pied aux serpents de cuivre, mais elle se retint : ils avaient viré au noir depuis longtemps, et elle ne savait pas ce qui se produirait si elle les touchait. Alors elle zigzaguait pour les esquiver. Mais bientôt, ils commencèrent à être trop nombreux. Elle se mit à prier pour qu’Iroël vienne les sauver. Ou Aaron. Ou même Aegeus…

Il nous doit bien ça, cet enfoiré !

Mais il leur avait ordonné de s’enfuir, et elles ne l’avaient pas écouté. Deux fois. Et c’était entièrement la faute de Cornélia. Sa maudite curiosité l’avait empêchée de fuir à temps. Et elle avait condamné Mitaine avec elle.

– Je suis désolée, gémit-elle entre ses dents serrées. Je suis désolée…

Quand une grande ombre se jeta devant elle dans un souffle dévastateur, elle poussa un cri de terreur et recula d’un bond avec Mitaine. Puis elle reconnut cette stature si caractéristique. Ce poitrail large comme celui d’un lion... et cette crinière noire d’une rare majesté. Elle plissa les yeux pour dissoudre cette hallucination, sans succès.

– P… Pouet ?

Vite, lança Pouet. Vite vite !

Il parut danser sur place – en fait, il cherchait seulement à éviter les yurlungurs qui rampaient vers elles. D’un coup de mâchoires, il attrapa Cornélia par le bras ; Mitaine poussa un cri d’effroi. Elles se rendirent compte en même temps que ce n’était pas une morsure. C’était l’étreinte forte mais douce d’une maman lionne pour ses petits.

Monter, ordonna Pouet.

Des larmes d’émotion montèrent aux yeux de Cornélia. Elle avait prié pour recevoir de l’aide, mais jamais elle n’aurait songé à cette aide. Leur petit monstre timide venait les sauver en territoire ennemi, lui qui avait si peur de tout... Le tarascon se baissa à se hauteur ; elle se cala sur ses épaules, juste devant la grosse carapace, puis agrippa Mitaine pour l’installer derrière elle. Pouet était d'une maigreur affligeante à cause de ce que lui avait fait subir Orion ; elle sentait le relief de ses vertèbres sous ses fesses.

Oh, mon pauvre Pouet…

Cornélia passa ses bras autour de son cou, enfouit sa tête dans l’opulente crinière. C’était rêche et chaud comme un nid de paille, et cela sentait le fauve. Une larme roula sur sa joue. Elle ne chercha même pas à l’essuyer. Elle sentit à peine Mitaine qui s’accrochait à sa taille.

Bon ? demanda Pouet. Bien accrochées ?

Il s’exprimait rarement avec la langue sans mots. Cornélia en fut d’autant plus émue. Elle le serra plus fort. Si elles se laissaient emporter vers l’arrière, Mitaine finirait empalée sur les pointes de sa carapace, et son amie avait déjà bien assez souffert comme ça.

– C’est bon, Pouet. Allons-y !

Elle sentit son dos se contracter. Il rassembla ses forces, puis bondit. Les deux filles poussèrent un hurlement qui mêlait terreur et ravissement ; Cornélia serra fort les cuisses pour se maintenir en équilibre. Le vent lui fouetta le visage. C’était un galop de fauve, puissant comme une tempête, qui les brinquebalait dans tous les sens lorsque Pouet bondissait au-dessus des yurlungurs et des ruisselets de ténèbres.

– Le convoi ! s’exclama bientôt Cornélia en glissant un œil à travers les mèches noires de Pouet. Je le vois !

Les silhouettes des hydres se détachaient clairement au fond de l’avenue. Mais d’un coup, Pouet ralentit. Cornélia faillit terminer par terre, emportée par son élan.

– Qu’est-ce que tu fais ? s’égosilla-t-elle.

Aegeus, dit seulement Pouet.

Et Cornélia l’aperçut. À quatre mètres à peine se tenait Aegeus, courbé en deux, en train de tousser comme s’il allait cracher ses poumons. Deux grands corbeaux tournoyaient au-dessus de lui, attirés par l’éclat doré de sa chevelure. Une onde de ressentiment envahit Cornélia. Mais Pouet s’approcha de lui, faisant gicler l’eau sous ses grosses pattes d’ours.

Monter, dit-il.

Aegeus leva les yeux. Son regard d’acier clair passa sur Cornélia, perchée sur l’énorme dos de la tarasque. Ils se regardèrent en silence.

– Tu nous as abandonnées, l’accusa-t-elle. Alors qu’on t’a sauvé la mise tout à l’heure !

Il ouvrit les mains, l’air sincèrement surpris.

– Vous savez courir, les filles. Courir et vous battre. C’est plus à moi de vous sauver, maintenant.

Furieuse, Cornélia attrapa la main de Mitaine et l’agita dans tous les sens, pour bien montrer que son amie était quasiment inconsciente.

– Est-ce que tu te fous de ma gueule ? (Elle inspira à fond, puis poursuivit avec mauvaise grâce.) Bon, peu importe. Tu veux monter ?

Le regard d’Aegeus se planta dans les yeux pourpres du tarascon, puis monta vers ceux de Cornélia. Il était aigu et franc.

– Il n’y a pas de place pour moi sur cette tarasque. Et je ne crains ni Midas, ni le doppelgänger.

Cornélia n’en attendait pas davantage.

– Super, alors on se casse. Débrouille-toi tout seul !

Mais Pouet hésita. Alors Aegeus lui mit une grande claque sur l’arrière-train :

– Allez, file. Va les mettre à l’abri !

La tarasque partit au quart de tour. Quand Cornélia se retourna vers Aegeus, elle le vit briser le crâne d’un yurlungur d’un coup de talon et se remettre à marcher, enjambant tranquillement les flaques d’ombres qui jonchaient Moscou.

– Mais pourquoi on s’inquiète, grommela-t-elle. Il est increvable, de toute façon.

***

Et voilà ! Ensuite on retombe sur la trame de base que vous avez déjà lue, avec la conclusion du tome. Je suis trop contente d'être enfin venue à bout de ce tome 3 ! J'ai hâte de découvrir le livre imprimé en février (date à laquelle je devrais recevoir mes exemplaires reliés, si tout se passe bien !)

MERCI à toutes pour votre aide sur ce tome ! Guettez les remerciements à la fin du tome, quand vous l'aurez entre les mains !

(Et pour celles qui m'ont accompagnée du début à la fin, j'espère que vous avez profité de votre réduction spéciale sur la campagne Ulule)

On se retrouve dans quelques mois, quand j'aurai officiellement sorti le tome 3 et que je recommencerai à travailler sur le tome 4 !

À bientôt !!

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