Chapitre 40 : Les excuses
Une fois qu’il fût sorti, je m’écroulai en larmes sur le tapis de la salle de bain.
Gamine.
J’aurais pu le tuer pour avoir dit ça. Ainsi donc, voilà toujours ce qu’il voyait en moi. Une gosse ! J’avais quinze ans et demi et rien n’avait changé depuis la dernière fois. Pourtant, moi j’avais changé. Et il l’avait vu ce con ! Ses yeux l’avaient trahi lorsqu’il m’avait trouvée presque nue tout à l’heure.
Lors de nos retrouvailles inattendues, ensevelie sous mes couches de fringues, il n’avait pas encore pris conscience de l’évolution de mon corps. Mais sans mon manteau et mes épaisseurs de vêtements, là, il avait percuté. Il avait reluqué ma poitrine qui avait doublé de volume et mes hanches qui s’étaient arrondies. Bien sûr qu’il avait constaté tout ça, sinon pourquoi ce regard de merlan frit ?
J’avais atteint l’âge légal d’avoir des rapports sexuels, ce qui signifiait que je n’étais clairement plus une enfant. Certes, je n’en avais pas envie plus que ça, parce que je ne voulais pas me précipiter dans les bras du premier venu, mais je pouvais le faire si je le voulais. J’avais le droit, j’avais l’âge ! Alors l’entendre me traiter de gamine me faisait suffoquer.
Mes larmes redoublèrent à cette idée. Je pleurai ma colère dans la serviette tâchée. Je dus rester un long moment dans la salle de bain car il finit par frapper à la porte.
— Anna... sors maintenant.
Cause toujours tu m’intéresses.
— Anna, la soupe est prête, viens manger. T’as besoin de reprendre des forces.
Sa voix se faisait douce comme du velours. Il voulait m’attirer dehors et usait de subterfuges pour me débusquer. Je résistai un peu mais sans grande conviction, car j’étais réellement affamée.
— J’ai pas faim.
— Tu mens, dit-il à travers la porte close. J’ai entendu ton ventre grogner depuis l’incident. Viens.
Je me levai et m’habillai en ronchonnant. Je l’entendais trépigner d’impatience, attendant que je sorte. Quand je me présentai enfin à lui, il s’esclaffa :
— Ah bah enfin ! Mais qu’est-ce que tu foutais là-dedans bordel ?
Après la douceur de ses mots pour me convaincre de quitter la pièce, voilà qu’il reprenait ses grands airs. S’en était trop pour moi. Je filai vers l’entrée et remis mon manteau trempé, sur lequel je jetai mon sac à dos dégueulasse.
— Wow, wow, wow, mais qu’est-ce que tu fais, nom de Dieu ? s’exclama-t-il en arrivant à ma suite.
— Je me barre. J’en ai marre de t’entendre me gueuler dessus !
— Je ne gueule pas. Je...
Mais je ne le laissai pas finir et m’apprêtai à enfiler mes chaussures pleines d’eau. Il me les arracha des mains.
— Stop !
J’ouvris la porte, prête à quitter son appartement en chaussettes. Il la referma aussitôt et me saisit les mains qu’il porta à son torse.
— Nan mais sérieux mais t’es complètement folle, Anna ! Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ?
— Lâche mes poignets, tu me fais mal.
Il me regarda dans les yeux et, soudain, son visage se fit plus doux. D’une voix étonnement calme, il reprit :
— Arrête maintenant.
— Excuse-toi.
— Que je m’excuse de quoi au juste ? De t’avoir sauvé la vie ?
— Je n’étais pas en danger de mort.
— Tu étais en danger et tu le sais très bien. Et maintenant que tu es en sécurité, tu veux te barrer en pleine nuit et en chaussettes qui plus est ?
— Je préfère ça que t’écouter me rabaisser.
Il sembla gêné, comme s’il ne savait plus quoi dire pour me convaincre de rester sans le faire contre ma volonté. Il ne voulait pas me séquestrer, évidemment, je le voyais dans ses yeux foncés, mais il ne voulait pas non plus me voir arpenter la ville de nuit à mes risques et périls. Il devait trouver une solution pour m’obliger à faire ce qu’il me demandait sans avoir l’impression de me commander.
— De quoi veux-tu que je m’excuse, au juste ?
— De m’avoir traitée de gamine.
Il sourit. Je voyais qu’il essayait de se retenir mais la commissure de ses lèvres remontait d’elle-même malgré lui. Je fis un mouvement qu’il interpréta comme une nouvelle tentative de fuite. Alors, il reprit son sérieux, comprenant que je n’en démordrai pas. Il inspira profondément, pour gagner du temps.
— Je suis désolé.
— Tu mens.
Il plongea ses yeux dans les miens et les regarda comme s’il les voyait pour la première fois. J’étais sûre qu’il en découvrait la couleur. À force de m’ignorer, il n’avait pas dû remarquer que j’avais les mêmes yeux que mon frère, d’un vert émeraude intense où des éclats d’or perçaient. Il me fixait toujours, maintenant mes bras en douceur.
— Je suis sincèrement désolé, Anna. Je ne m’étais pas rendu compte de la portée de ce que je disais. C’était une façon de parler, mais j’ai bien conscience que tu n’es plus une enfant.
Il me dévisagea, immobile.
Hypnotisé ?
— Non, ajouta-t-il, tu n’es définitivement plus une enfant.
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