Chapitre 90 : Une erreur de jeunesse
Il m’avait menti ? J’en restai sans voix ce qui, en soi, était déjà un exploit.
— Hein ? dis-je pour tout commentaire.
Il me dévisagea, le visage insondable, me laissant mariner dans mon jus. Il était toujours allongé sur le côté, le corps en partie sous la couette blanche, ce qui ne me donnait plus à voir que son buste d’Apollon et son torse musclé presque glabre. Essayant de ne pas me laisser perturber davantage par son corps d’éphèbe à la peau caramélisée, je fixai son regard intense, de ceux que l’on affiche lorsque l’on vient de balancer un quinze tonnes à la tête de quelqu’un.
Je repris :
— Si tu me dis que tu es puceau, Adam, j’aurais du mal à te croire, tu sais...
Il éclata de rire avant de redevenir plus sérieux.
— Non, mais contrairement à ce que je t’ai dit une fois, j’ai déjà défloré une fille.
Oh oh.
OH OH.
— La toute première, en fait. C’était en vacances, l’été de mes quinze ans. Elle ne parlait pas français mais pour ce qu’on avait envie de faire, cela ne nous posait pas vraiment de problème. Sauf que...
Il s’arrêta, l’air embarrassé. Sa main passa sur son visage et le frotta comme pour en effacer les souvenirs. Il avait à peine commencé à parler qu’il avait déjà l’air las de repenser à cela. Visiblement, il replongeait dans des réminiscences qu’il avait maintes fois ressassées, ou pire, qu’il avait balancé aux oubliettes, pour la simple et bonne raison qu’il ne voulait plus en entendre parler. Quoi qu’il en soit, ça devait être grave car malgré toutes ces années, cela le perturbait encore. Je m’en inquiétais un peu. Déterrer les cadavres de son passé était sûrement la dernière chose qu’il avait eu envie de faire cette nuit mais, à ma grande surprise, je sentis qu’il voulait se confier.
Malgré ma peur d’apprendre ce qu’il m’avait caché jusque-là, je l’encourageai à s’en ouvrir à moi en caressant son bras :
— Sauf que quoi, Adam ?
— Ça s’est mal passé. Très mal passé. J’étais jeune et ignare concernant les femmes. Enfin, je ne prétends pas en savoir plus aujourd’hui !
Il fit un rictus contrit et je l’imitai.
— Je ne l’ai pas préparée et je l’ai pénétrée presque à sec. Bien sûr, je sentais qu’elle était tendue sous moi mais je n’avais jamais eu de rapports de ma vie alors j’imaginais que c’était une réaction normale pour une fille. Qu’elles étaient comme ça quand elles faisaient l’amour. Quand t’as quinze ans et que tu as pour la première fois une fille nue entre tes bras, tu ne fais pas grand cas de la psychologie. Tu fonces. Ton cerveau est en stand by et tes hormones prennent le relai.
Il ajouta que, n’ayant pas de grand frère, personne ne l’avait prévenu à propos de ce qui l’attendait. Son père, assez vieille école, ne lui en avait pas parlé, pas du tout à l’aise avec le concept d’éducation sexuelle de ses deux adolescents. Et avec ses potes, probablement tous aussi ignares que lui sur le sujet, les discussions se limitaient à des remarques grivoises, voire carrément dégueulasses. À quinze ans, ils en étaient tous au même stade, à fantasmer sur des bimbos à la télé ou des playmates de magazines. Alors, à contrecœur, il reconnut avoir merdé.
— Quand j’ai joui, heureusement, ça a été rapide pour elle, la fille pleurait. Elle pleurait vraiment. Elle avait eu mal. Le sang était là. Les larmes, le sang, crois-moi que pour ma première fois, j’ai eu l’impression de l’avoir... enfin bref. C’était pas le scénario que j’avais imaginé. Elle avait dit oui, mais je crois qu’à un moment elle aurait voulu dire non... Et je l’aurais tout à fait compris. J’étais un crétin mais quand même pas à ce point-là. Malheureusement, je ne sais pas pourquoi, elle ne l’a pas fait.
Il termina son récit en m’expliquant qu’il ne l’avait jamais revue après leurs ébats ratés. Elle s’était rhabillée en vitesse en s’excusant (un comble ! persifla-t-il, dépité) et était sortie de la tente de camping d’Adam, toujours en sanglotant. Il ne l’avait jamais recroisée par la suite. Cela eut lieu la veille de leur départ à tous les deux. Il restait persuadé que cette expérience l’avait traumatisée, ce que, d’une certaine façon, je ne pouvais pas contredire... Même si elle avait été la première à toucher mon Adam, je plaignais sincèrement cette jeune fille. Mais il semblait encore si coupable des années après l’évènement qu’on voyait bien qu’il n’était pas responsable de ses larmes.
— Anna, vivre avec ça, c’était suffisant pour ne plus vouloir recommencer, je t’assure.
— Je comprends et je suis désolée pour elle, mais...
— Mais toi, c’est différent, c’est ça ?
— À bien des égards, Adam.
— Alors quoi ? Tu veux que j’y aille quand même, que je te pénètre après ce que je viens de te raconter ? Allez hop on oublie tout, les mensonges, la souffrance et on y va gaiement. Ben, je suis désolé, mais je ne peux pas, Anna.
Il avait haussé le ton, furieux que j’ai encore envie de lui après ce qu’il venait de m'apprendre. Je réalisai qu’il espérait que son récit me fasse peur et que je décide d’abandonner mon idée de première fois avec lui. Mais il n’en était rien, évidemment. Je l’aimais si fort. Et après ses confessions douloureuses, il était encore plus attendrissant que jamais. Je chuchotai :
— Je comprends ta réaction et je ne te demande pas d’y aller comme un bourrin sans cervelle. Mais...
— Mais rien. J’ai plus envie.
— Je n’ai plus envie non plus que tu me fasses l’amour ce soir, en réalité, répondis-je dans un murmure presque inaudible. J’ai juste envie que... que l’on soit l’amour.
Il déglutit. Ses yeux brillaient d’émotion, une étincelle que je n’avais que trop rarement aperçue chez lui auparavant. Il avait l’air déstabilisé, une autre rareté dans son cas. Adam Bellaji n’était pas un cœur tendre qui se laissait facilement atteindre. Pourtant, je voyais que j’avais touché un point sensible, même si je ne savais pas trop lequel.
— Tu veux que l’on soit l’amour ce soir ? répéta-t-il, abasourdi.
Merde, c’était le terme « amour » qui le faisait buguer.
— Prends-moi juste dans tes bras, s’il te plaît.
Et contre toute attente, il s’allongea sur le dos et ouvrit son bras pour que je vienne m’y nicher.
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