Chapitre 3
La matinée fut si passionnante que lorsque Ela annonça la fin de la leçon, j’en fus la première surprise. Le temps était passé tellement vite ! Je connaissais déjà une bonne partie de ce qu’elle avait présenté, mais Ela avait une excellente façon de raconter. Elle ajoutait même de petits détails croustillants que les livres ne mentionnaient pas. Il était certain qu’elle connaissait parfaitement le sujet. Je buvais littéralement ses paroles.
Comme elle l’avait mentionné, cette leçon traitait de l’origine du Royaume de Shei (ou tout du moins, ce que l’on en savait) et de l’apparition des koeliens. J’avais hâte de découvrir les origines des créatures magiques ou encore leurs façons de vivre !
Le midi, j’avais prévu de rentrer chez moi pour manger. Je saluai mes nouveaux camarades d’un geste amical avant de me mettre en route, un sourire béat sur le visage. Je devais avoir l’air stupide à sourire toute seule, mais heureusement pour ma dignité, je ne croisai personne. Je me fis tout de même la réflexion que c’était assez rare que le clan soit aussi vide.
À peine eus-je passé le pas de la porte que ma mère commença à me harceler de questions. J’y répondais tout en l’aidant à terminer la préparation du repas.
— Helian et papa ne sont pas là ? demandai-je.
— J’ai parlé avec l’assistant de ton père tout à l’heure, il m’a dit qu’il ne pourrait pas se libérer ce midi. Je lui ai apporté de quoi tenir la journée. Ton frère a prévenu ce matin qu’il partait plusieurs jours.
— Ce n’est que toi et moi, alors !
Pour changer.
Ma mère me lança un sourire rassurant, même si je voyais un soupçon de tristesse dans son regard.
Ela avait raison : le travail ne manquait pas en ce moment. Depuis mon enfance, j’étais habituée à ne pas beaucoup voir mon père. Soit il était au travail, soit il entraînait Helian. Et depuis que celui-ci avait terminé sa formation, il s’absentait encore plus que mon père !
Cela dit, depuis quelque temps, mon père avait l’air plus soucieux que d’habitude. Il finissait tard le soir, ne mangeait plus avec nous le midi. Je l‘avais même vu se disputer avec Helian, ce qui n’arrivait jamais ! Mais je ne m’inquiétais pas trop, je savais qu’il trouverait une solution, quel que soit le problème.
— Oh, j’ai oublié de te dire ! Je suis avec Lanelle et Shann !
— Les enfants de Felga ? s’enthousiasma-t-elle.
— Oui !
— Je me doutais que Shann allait rejoindre la formation, mais je suis surprise que sa sœur l’ait suivi. Elle qui est si introvertie, j’espère que ça va aller pour elle…
— Ne t’inquiète pas, je vais y veiller, dis-je avec un clin d’œil.
À peine avais-je terminé de déjeuner qu’il était déjà temps de repartir si je ne voulais pas être en retard. Et étrangement, cette perspective ne m’attirait pas… Je soupçonnais déjà que Ela n’allait pas être tendre avec nous cette année, et je ne voulais pas lui donner en plus des raisons d’être énervée. Et je ne parlais pas uniquement de son attitude terrifiante, mais bien des entraînements.
En arrivant, je constatais que j’étais la dernière, ce qui me fit sourire d’amusement. Je n’étais pas la seule à qui Ela avait… fait grande impression. Même l’idiot était là ! En m’asseyant près d’Amali, je l’entendais même chantonner, ce qui semblait fortement agacer l’asocial. Je manquai de rire en pensant que si Ela n’arrivait pas très vite, Enriel allait se jeter sur lui pour l’étrangler.
— Debout tout le monde ! ordonna Ela à peine arrivée, après avoir franchi la porte d’entrée cette fois.
Nous nous exécutâmes sans un mot, et Ela nous jaugea un à un de la tête aux pieds. Puis, devant nos regards interrogateurs, elle s'expliqua :
— D’après ce que j’ai entendu ce matin, vous semblez avoir des niveaux plutôt hétérogènes.
— Hétéro-quoi ? demanda discrètement Nayru, mais personne ne lui répondit.
— C’est une mauvaise chose ? demanda Amali, mal à l’aise.
— La plupart des groupes d’aspirants sont dans le même cas la première année. La formation est faite pour tous les niveaux, car elle comprend tous les points essentiels pour devenir koelien, y compris les bases. Donc non, avoir une équipe hétérogène ne change pas énormément de choses. L'objectif de la première année est d’homogénéiser les niveaux de chacun, puis de progresser, ensemble.
Enriel soupira, mais Ela ne releva pas. Pour le coup, je le comprenais un peu : je faisais partie de ceux qui connaissaient déjà les bases, et je ne voulais pas perdre de temps à attendre les autres. Mais que pouvais-je faire ?
— Et l’objectif de la seconde année ? demanda Lanelle.
— De vous perfectionner, et de tester une orientation. Mais ce n’est pas le sujet d'aujourd'hui : avant d’apprendre à combattre, vous devez préparer votre corps. Donc l'entraînement d’aujourd’hui consistera à développer votre endurance et vos muscles.
Pourquoi avais-je l’impression que son sourire était sadique ? En tout cas, il n’augurait rien de bon…
***
— C’est bon pour aujourd’hui, annonça finalement Ela. Je vous conseille de vous coucher tôt ce soir, les choses sérieuses commencent demain.
J’étais au bout de ma vie, littéralement. Si c’était ça qu’elle appelait un entraînement de débutant, je ne voulais même pas savoir ce qu’était un entraînement de confirmé ! Les choses sérieuses... J’avais presque envie de pleurer.
Elle nous avait fait commencer par une course d’endurance. Le terrain d'entraînement était grand, mais ce n’était pas l’idéal. Tourner en rond dans une salle avait vite tendance à devenir redondant. Quand, au bout d’une trentaine de minutes, Ela nous avait interrompus pour changer d’exercices, je m’étais dit que finalement, mon frère avait peut-être exagéré quand il m’avait parlé des premiers jours de formation. Je pensais même que j’arriverais au bout de la journée sans trop me fatiguer. Grosse erreur. Très grosse erreur.
Ela avait enchaîné avec des exercices aussi étranges que douloureux. J’avais manqué de cracher mes poumons au moins trois fois par manque de souffle et j’avais des douleurs là où je ne savais même pas que j’avais des muscles ! Je redoutais les courbatures du lendemain…
Mais Ela avait été indulgente avec nous sur la fin. Comme nous avions donné le tout pour le tout, bien que nous n’ayons pas tous été capables d’aller jusqu’au bout de certains exercices, elle avait terminé la journée par un exercice d’assouplissement.
Alors que nous sortions du bâtiment, je ne pensais qu’à une chose : dormir.
Je remarquai qu’il était encore tôt, car le soleil n’était même pas encore couché. J’avais pourtant l’impression qu’elle nous avait gardés toute la nuit. Je soupirai.
J’entendis Shann rire derrière moi, et je me retournai vers lui pour lui tirer la langue.
— Même rire me fait mal, dit-il avec une grimace.
— Bien fait ! me moquai-je.
— J’ai envie de mourir, se plaignit Amali.
Delnan traça pour rentrer chez lui, nous lançant à peine un signe de la main. C’était probablement lui qui avait le mieux vécu cette première journée. Il avait réussi la plupart des exercices sans ciller.
— Je me demande si Ela est douée comme koelien, dit Amali alors que nous nous étions arrêtés devant l’entrée du bâtiment.
— Je pense que oui, répondit Zelen. Elle ne formerait pas des débutants sinon.
— Elle ne serait pas plus utile sur le terrain si elle était vraiment douée ? demanda Nayru.
— Le meilleur moyen d’avoir d’excellents élèves est d’avoir un excellent professeur, expliqua Shann.
— Je ne pense pas qu’elle soit si exceptionnelle, contra Enriel.
— Tu dis ça parce qu’elle t’a rembarré tout à l’heure ! se moqua Nayru.
Je ris également. Lors de l’un des exercices, Enriel s’était plaint de devoir travailler en groupe, et Ela avait répondu avec une remarque particulièrement pertinente et piquante sur ses capacités à survivre seul en mission.
— Je n’accepte pas de critique d’une personne qui manque de s’uriner dessus à chaque fois qu’Ela lui adresse la parole, répliqua Enriel, feignant l’indifférence.
L’idiot voulut répliquer, mais il ne sembla pas trouver de répartie idéale, au grand plaisir de l’asocial qui lui lança un sourire vainqueur.
— N’empêche, malgré la difficulté, moi je trouve que c’était une super journée ! s’enthousiasma Amali.
— Je suis d’accord, acquiesçai-je. Surtout ce matin ! J’ai adoré. Ça promet pour la suite !
Lanelle hocha la tête avec un sourire.
— S’il ne vous faut que ça pour être impressionné… soupira Enriel en levant les yeux au ciel.
— Dit le mec qui n’a pas réussi à aller jusqu’au bout des trois derniers exercices ! répliquai-je.
— Je ne pense pas que tu aies fait beaucoup mieux. Tu verras lorsqu'on commencera les combats : je vais prendre un malin plaisir à battre la fille du Drezen, et sans effort !
— C’est ce qu’on verra !
Je lui frappai l’épaule, ce qui lui arracha un sourire. Un vrai sourire. Il en était donc capable ! Impressionnant.
Un silence s’installa pendant plusieurs secondes.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Amali. Vous voulez rentrer ? On ne va pas rester plantés ici comme des idiots toute la soirée.
— Nayru pourrait, se moqua Enriel.
— Hé ! se plaignit l’intéressé.
OK, j’ai ri, c’était méchant… Mais c’était drôle.
— Stop tous les deux ! Ne commencez pas ! gronda Zelen.
Ils se lancèrent des regards noirs, mais ne dirent rien d’autre.
— Oh ! Je sais ! On pourrait aller se poser au bord de la rivière, vous en pensez quoi ? proposa Amali.
Un cours d’eau traversait le domaine du clan et, tout le long, des bancs avaient été disposés pour que l’on puisse s’asseoir à côté.
— Très bonne idée ! s’exclama Zelen.
— Pourquoi pas, dit Shann.
— Je suis partante, ajoutai-je.
— Sans moi, commenta Enriel. Je préfère rentrer chez moi.
— La journée a été trop dure pour Monsieur, il a besoin de se reposer, me moquai-je.
Il m’envoya un sourire ironique sans répondre.
— Moi, je viens ! s'enthousiasma Nayru.
— Une raison de plus pour ne pas y aller !
Nayru lui tira la langue.
— Tant pis pour toi !
Sur ces mots, Enriel s’en alla. Amali nous guida vers la rivière, dans un coin reculé du domaine que je ne connaissais pas et qui, selon elle, était peu fréquenté. C’était un endroit superbe : la rivière s’écoulait calmement près de l’unique banc, et le tout était entouré d’arbres épais. Quelques fleurs sauvages venaient parfaire ce décor de rêve.
Comme nous ne pouvions pas tous nous asseoir sur le banc par manque de place, nous nous installâmes à même le sol.
Pendant plus d’une heure, les conversations se succédèrent. La plupart tournaient autour des koeliens et plus particulièrement de la formation, mais pas uniquement. Amali nous parla de sa famille nombreuse, Shann nous résuma un livre de théories sur la création du Royaume qu’il avait lu, et Nayru se plaignit de l'entraînement de cet après-midi.
Au cours de ces discussions, je remarquai que Nayru et Amali semblaient beaucoup s’apprécier : ils riaient souvent entre eux et semblaient avoir quelques points communs. Zelen parlait peu, tout comme Lanelle, mais je ne pensais pas que ce soit de la timidité le concernant. Il semblait simplement peu loquace, car il écoutait attentivement les conversations, riait avec nous et hochait la tête lorsqu’il était d’accord.
Malgré la fatigue, je m’amusais beaucoup. Nous apprenions à nous connaître dans la bonne humeur, et c’était vraiment important pour moi de bien m’entendre avec mes nouveaux camarades.
Nous fûmes soudainement interrompus par un bruit d’explosion au loin. Ça devait se passer en bordure de la ville d’Helloï, mais elle devait être très impressionnante pour que nous l’entendions d’ici. Probablement la guerre contre les vampires…
Un silence pesant s’installa plusieurs secondes, jusqu'à ce que Shann marmonne, d’un ton grave :
— Encore un assaut de ces monstres…
— Vivement qu'on puisse leur botter les fesses, à ces vampires ! répliqua Nayru en fronçant les sourcils.
— Je suis bien d’accord avec toi… Bientôt, j’espère.
— Ne vous faites pas trop d’illusions, répliqua Shann. Les vampires font partie des créatures magiques les plus dangereuses. Il va nous falloir quelques années d’expérience avant de pouvoir prétendre combattre l’un d’entre eux.
Une autre explosion se fit entendre, et je sentis Amali se crisper à côté de moi.
— J'espère qu'un jour, cette horrible guerre entre les clans se terminera, murmura la blonde, la tête baissée.
Je posai une main réconfortante sur son épaule.
— Je te promets que mon père fait tout pour.
En les regardant un à un, je réalisai que même si je les connaissais à peine, leurs expressions me brisaient le cœur. Quelque part, je me sentais un peu responsable de leur sécurité, sans que ça ait beaucoup de sens pour moi. Je me fis alors la promesse qu’un jour, je deviendrais suffisamment forte pour que plus personne dans le clan n’ait à vivre cette situation cauchemardesque.
Un blanc s'installa de nouveau.
— Je pense qu'on devrait rentrer, suggéra Amali. Et nous reposer pour demain.
Tout le monde acquiesça en silence et prit la direction de sa maison. Je fis une bonne partie du chemin avec Nayru, qui vivait un petit peu plus loin que moi. Il ne décrocha pas un mot du retour, et je supposais que c’était à cause de la guerre. Il me salua avec un sourire triste avant de reprendre son chemin.
En entrant, je fus surprise de voir que mon père était déjà là. En me voyant, il me fit un grand sourire.
— Alors, championne, comment s’est passée ta première journée ?
— En deux mots : passionnante et épuisante ! Tu es rentré tôt ! fis-je remarquer.
— Bien sûr, je voulais parler avec toi et tout savoir sur ton premier jour !
Et je lui racontais tout dans les détails : qui étaient mes camarades (même s’il le savait probablement déjà), comment était Ela, ce que j’avais appris, les douleurs que mon corps allait affronter, ce que j’avais ressenti tout au long de cette journée ! Je lui racontais qu’avec quelques-uns, nous étions allés nous poser près de la rivière et que nous avions parlé de tout et de rien.
— Tu n’as pas voulu passer ta soirée avec tes nouveaux amis ? demanda ma mère.
— On a été… interrompus, admis-je, la mine triste. On a entendu une explosion au loin, ça a un peu cassé l’ambiance.
Mon père eut une mine embêtée.
— Oui, il y a une attaque en ce moment. Mais ne t’inquiète pas, ils ne sont pas près de passer les défenses que je leur ai préparées. Cette explosion, c’était probablement une dizaine de vampires qui partaient en fumée, précisa-t-il, avec une petite fierté.
Ses paroles me redonnèrent le moral.
— C’est nous qui gagnons ? demandai-je.
— Ce n’est qu’une bataille, mais nous sommes bien partis, avoua-t-il dans un sourire. Mais ne te prends pas la tête avec ces affaires. Toute ton attention doit être dirigée dans la formation, tu en auras besoin.
— Là, ce dont j’ai surtout besoin, c’est de me laver et de dormir, dis-je d’une voix dramatique, comme si j’allais m’évanouir.
Ils rirent.
— Tu nous raconteras tout ça en détail pendant ton jour de repos, dit ma mère. Va dormir !
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