INKTOBER II - Brin, mèche
"Un brin, une mèche, de-ci, de-là. Trois petits tours et puis s'en va."
Sacré slogan pour un coiffeur ! Tout ceci était quand même bien mystérieux et c’est pour cela que Paul n’hésita pas une seule seconde à franchir ce rubicon fic’tif qu’était la porte d’entrée.
-Bonjour Monsieur ! fit celui qui était selon toute vraisemblance le tenancier de ces lieux.
-Bonjour, avança timidement Paul. C’est un joli slogan que vous avez là.
-Oui merci, je le tiens de mon père qui le tenait de son père, qui le tenait de son père.
-Ah quand même ! tenta Paul, un peu gêné.
-Ca oui c’est pas rien ! renchérit l’homme.
Passa un moment de silence durant lequel l’homme fixa Paul avec un sourire neutre, un regard neutre, une gestuelle neutre.
-Bon ! reprit l’homme, c’est pas pour réparer un joint de culasse j’imagine ?
-Heu, je, non, ha ! Oui, c’est pour une coupe.
-Un pêche Melba ou une coupe Colonel ?
Effroi de Paul.
-Je plaisante ha ! ha ! Installez-vous ici, dit l’homme en se figeant dans une posture de mains, de bras et de corps suggérant à Paul de s’installer dans l’unique fauteuil du salon.
A peine assis, Paul fut assailli par les paroles du coiffeur. Ce dernier lui proposait ceci, cela, comme-ci, comme-ça, un peu mais pas trop, et comme ça ça sera très bien et qu’en pensez-vous mais je dirais que c’est quand même mieux et faites voir un peu l’autre profil on pourrait mettre la mèche comme ceci à moins que ça ne soit mieux comme ça d’ailleurs un autre client a demandé la même chose alors on est d’accord on part là-dessus ou pas hein c’est à vous de voir et tournez-vous de l’autre côté ah mais oui mais quel profil grec solide laissez-moi disposer quelques brins sur ce beau front et d’ailleurs…
Paul se sentait de plus en plus oppressé, empêtré dans le cordes logorrhéique du verbe du coiffeur. Il encaissait, rude mais chancelant. Aucune issue n’était visible, la voie d’eau était trop large, il coulait.
Soudain, l’esprit de Paul fit un tour sur lui-même, en un éclair. Il eut des images de la cueillette des azalées au printemps, des panzers déferlant sur la Lubuskie, du retour des thons migrateurs dans la Pacifique, et il comprit.
-...et on pourrait vous mettre un de gel sur la mèche, de-ci, de-là…
Paul plongea ses yeux dans le regard de l’homme qui s'interrompit brusquement, comme si il avait comprit que tout cela était allé bien trop loin.
Paul commença, solennel :
-Sur la mèche, de-ci, de-là.
Désolé, le coiffeur ne put que enchaîner :
-Trois petits tours et puis s’en va…
Une authentique tristesse se lit dans ses yeux alors que Paul faisait maladroitement tourner le fauteuil à coups de pointes de pieds. Quand les trois rotations furent complètes, il se leva, et sans se retourner quitta le salon. On ne l’y revit plus jamais...
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