IX - Lancer
Je m’appelle Pedro Trueno Silbido, fils de Augusto Trueno Silbido. Je suis issue d’une prestigieuse lignée de projectiles militaires. Nous avons toujours fait notre devoir avec engagement et fidélité. Vénérer la Grande Catapulte et ses enfants, voler avec élégance, et surtout être lourd, siffler haut et fort, et détruire ce qui est en bas. Faire des dégâts, le plus possible. Nous restons certes immobiles pendant la plus grande partie de notre vie, mais c’est dans le mouvement vif, brusque, que nous trouvons enfin la joie. Et c’est dans le fracas final, l’orgie destructrice, que nous atteignons l’orgasme ultime de notre vie. Certains y survivent et ont parfois l’occasion de revivre cette apothéose, mais dans notre famille un tel sort est une honte. Survivre à l’acmé, c’est prouver que l’on y est pas allé assez fort, pas assez vite. Or dans la famille Trueno Silbido, la mesure équivaut à la honte.
Aujourd’hui c’est mon jour. Mené par le sublime Hernando Cortés, nous assiégeons Tenochtitlan, la capitale d’un empire aztèque voué à une chute imminente. C’est l’occasion de briller et de mourir dans la gloire, d’autant que l’on raconte que le règne des armes à contrepoids touche à sa fin. Du monticule où je suis entreposé, je le vois tout près, ce splendide trébuchet qui doit me porter vers ma fortune. Lui aussi sait qu’un règne touche à sa fin, et que nous ne serons bientôt plus que quelques lignes dans des livres qu’on ne lit jamais. Mais déjà, un officier m’empoigne, essaye de me soulever, mais doit se résigner à demander de l’aide à son subalterne. Je suis fier, ils doivent s’y mettre à trois avant de réussir à me placer dans la poche. Son cuir est robuste, nerveux, elle ne me décevra pas. Le trébuchet lui aussi, n’est pas prêt à quitter l’Histoire sans semer la panique chez les malheureux d’en face. Ils y perdront tout, mais ce sont les problèmes des humains, et cela ne nous concerne pas.
Je jette un dernier regard au trébuchet, et fait une dernière prière à sa mère, la Grande Catapulte. L’officier abat enfin son maillet sur le décliqueur. L’accélération est vertigineuse, mais pas autant que la sensation d’accomplir enfin sa destinée. Tout devient minuscule, je frôle presque les nuages. En quasi suspension, je suis irradié de bonheur et remercie la Grande Catapulte pour cette vie qui prend enfin tout son sens. Alors, je dépasse l’apogée, le zénith, et commence enfin à fondre sur l’ennemi. Une rage extatique monte en moi, mêlée à une plénitude indicible. A mesure que j’accélère en direction du sol, mon sang s’échauffe, ma colère grandit, je ne suis plus que fureur attisée par la gravité. C’est grâce à elle que nous existons, je le réalise enfin. C’est elle qui est notre vraie muse, qui donne un sens à notre vie. Je commence à distinguer clairement les maisons, les gens, cette vie qui ne sera bientôt que ruine. Je peux même voir, un temps infime, la rage dans les yeux d’un enfant, et la terreur immonde dans le regard de sa petite sœur. Ils vont mourir sans avoir connu la consécration. J’ai de la peine pour eux, mais pas un regret. Ce sont les affaires des humains, pas les nôtres. Est-ce un fugace remord, en présageant son œuvre, qui fait qu’un projectile échoue ? Je ne serai pas de ceux-là. Et soudain, étranger à tout repentir, je m’abats dans un fracas immense. L’impact est une extase incroyable. Le bruit de chaos que je produis en m’abatant est le plus beau son de la création. Je sens alors que je me disloque, et j’abandonne enfin une dernière appréhension, mon dernier doute. J’ai porté la démesure, j’ai été assez, je n’ai rien retenu. J’ai été la destruction, le feu du ciel, l’enfer sur terre.
Alors, tout revient au calme et je m’éteins.
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