Le crash
A la mémoire des personnes décédées lors du crash d'hélicoptère du 9 mars 2015
Boris Ferdson est un pilote expérimenté. Le meilleur, même, pour ceux qui s'y connaissent un peu. Ses fans – dont je fais évidemment partie – l'appellent l'explorateur du XXIème siècle, bien qu'en vérité il n'ait découvert aucune terre inconnue. Cependant, tout comme Christophe Colomb ou Marco Polo, il collectionne de merveilleux carnets de voyage, passionnants à lire, et qui retracent le plus fidèlement possible ses authentiques exploits.
Bien entendu, à la maison, je possède tous les tomes de Un tour du monde à cinq cents pieds du sol, mais aujourd'hui je peux lire les originaux, les manuscrits écrits par le grand Boris Ferdson sous le feu de l'action, car je me trouve dans sa propre cabine ! À minuit et des poussières, il m'a emmené dans son hélico où j'ai pu faire mon baptême de l'air, et réaliser mon rêve de gosse : rencontrer mon héros !
Cependant, après avoir tenté de dormir dans le lit de camp aménagé dans l'hélicoptère de classe Faucon, le plus sûr de toute l'Europe, j'ai découvert que Boris Ferdson n'était pas si intéressant que je l'imaginais. En une matinée, je lui ai posé plus de questions que j'en ai posé en un an à ma femme : C'était comment, la Corée du Sud ? Et alors, c'est vrai que vous avez perdu un orteil à la guerre ? Vous avez vraiment survolé cinq fois l'océan Pacifique d'Est en Ouest ? et tant et tant d'autres... Et lui, que j'imaginais empressé de me conter ses hauts faits, se terrait dans un profond silence.
Ainsi, j'ai cessé de lui parler – autant s'adresser à un mur – et suis retourné à mes lectures. L'Arizona, la Grande Muraille de Chine, l'Australie... je voyage en pensée tandis que juste derrière les hublots défilent les grandes plaines bleues de l'Atlantique. Même si cette machine est la meilleure en terme de vitesse – et de loin – nous n'arriverons pas avant le soir en Argentine. Heureusement, les écrits de de Boris Ferdson sont bien plus bavards que lui-même.
***
Tandis que le soleil se couche – il fait déjà nuit depuis longtemps en France – j'achève de lire le dernier des petits carnets, sur une prise de bec avec un agent secret de la CIA. Moi, je ne comprends comment un muet tel que Boris puisse avoir une prise de bec avec qui que ce soit, mais bon...
La Cordillère des Andes apparaît. Très vite, nous volons jusqu'à cette merveille géologique, puis le pilote ralentit l'appareil, afin de planer au-dessus de ce paysage de rêve. Vu de très haut, c'est magnifique, mais moi je préférerais être en bas pour apprécier toute la beauté de cette myriade de montagnes. Déçu par le vol en hélicoptère en lui-même, ennuyeux à mourir, je n'ai plus qu'une hâte : atterrir. Descendre de cette prison volante, trouver quelqu'un, quelque soit sa langue pourvu qu'il parle ! Ainsi, je rassemble mon courage et m'en vais quérir le pilote.
– Vous pensez vous poser où ? Là, peut-être – je lui montre une crevasse assez plate du doigt – ou bien là ? Attention, juste en-dessous, ce n'est pas l'endroit adéquat !
N'importe qui m'aurait giflé, ou tout du moins jeté un regard haineux, mais Mr Ferdson se contente de lever la main sans même me regarder. Une fois encore, il me demande poliment de me taire. Plus qu'agacé, je tape du pied, faisant résonner la carlingue de la machine.
– Mais qu'y a-t-il à la fin ? Vous êtes des Renseignements Généraux, ou quoi ? On a passé une journée entière ensemble dans ce putain d'engin ! Bon sang, parlez-moi !
Le pilote taciturne fait un signe de tête dépité, comme s'il était extrêmement lassé par la vie. Ensuite – miracle ! – il fait pivoter son siège de capitaine Kirk et pour la première ses yeux masqués par des lunettes de soleil à verres intelligents me regardent directement.
– Oui, dit-il d'une voix monocorde à peine audible.
– Vous parlez ? m'ébahis-je, non- mécontent d'avoir enfin réussi à lui tirer un tant soi peu les vers du nez. Alors, nous nous posons bientôt ?
– Non.
Et il reprend sa position initiale sans autre forme de procès. De dépit, j'envoie au diable le carnet que j'ai gardé en main. Imperturbable à souhait, le pilote presse négligemment ses boutons, tire une manette et retourne dans sa sempiternelle transe.
Je retombe mollement sur le petit matelas. Comme nous sommes en vitesse de croisière, je m'allonge et contemple le ciel, donnant des formes aux nuages pour oublier ma colère. Boris Ferdson... un pur escroc !
***
Le ciel s'assombrit, les pics se cachent dans l'ombre, le ronronnement des machines s'intensifie, et moi je m'ennuie comme un rat mort. Le pilote tape frénétiquement quelque chose sur un clavier que je ne l'avais jamais vu utiliser avant, et, trente secondes ou une minute plus tard, une voix brouillée retentit, comme crachée dans un talkie-walkie. Sauf que de talkie-walkie, pas le moindre.
La voix désincarnée, qui me donne des frissons, se tait. Boris Ferdson prend un air sévère, manie ses commandes, et, un instant après, les hélices font un boucan d'enfer. Je bondis de joie : bientôt, le pilote va faire atterrir sa machine infernale, et je pourrais enfin poser les pieds sur quelque chose de solide. C'est qu'après plus de vingt-quatre heures dans les airs, mon estomac commence à me faire méchamment mal...
À travers les ténèbres, je distingue de hauts arbres, lesquels s'inclinent légèrement sur le passage de l'hélicoptère. La terre approche ! Je vois déjà les ocres roches de l'Argentine, les pièces de l'immense puzzle de la Cordillère des Andes. Que j'ai hâte...
Soudain, un grand BOUM retentit. S'ensuit un craquement, si aigu que nul ne peut l'imaginer, et qui vous déchiquette les tympans. Une vague de panique m'envahit : que dois-je faire ? Comment faire pour vivre ? Je prends une grande bouffée d'air – conditionné, ça va de soi – et me fais une raison : il est complètement hors de question que je meure aujourd'hui. Pas avant d'avoir vu de mes propres yeux les pyramides mayas !
La tête froide, je rejoins mon siège et attache ma ceinture, en maîtrisant mes tremblements le mieux possible, réalisant scrupuleusement chacune des instructions indiquées au-dessus de ma tête. Au moment précis où la dernière boucle est bouclée, l'hélicoptère fait une embardée si violente que mon ventre, à la fois serré contre le siège et projeté vers l'avant, en pâtit durement. Un peu plus, et le sandwich du quatre heures y passait !
Dans pareille situations, le pilote devrait me donner la marche à suivre, me répéter une tonne de règles vitales, ou tout du moins s'occuper de moi, me tenir au courant... mais il n'en fait rien. Alors, je me régis moi-même : Tiens-toi droit ! Accroche-toi aux accoudoirs à ta droite et à ta gauche ! Prépare ton masque à oxygène ! … Jamais il n'était indiqué dans le contrat que je devais me débrouiller tout seul vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Boris Ferdson... Un héros, tu parles !
Malgré tout, le héros effectue des manœuvres toutes plus difficiles les unes que les autres, des demi-tours par-ci, des tonneaux par-là... un authentique pilote de chasse ! Cependant, n'imaginez pas qu'il s'en tire à si bon compte... Malgré toutes ces acrobaties, l'hélico baisse le nez et plonge !
Je crie, je hurle ! « Mayday, mayday ! » Comme si quelqu'un allait m'entendre ! Dans les films catastrophes, il y a toujours un petit je-ne-sais-quoi qui permet au héros de s'en sortir, mais ici... la fatalité s'acharne contre moi. La chute s'accélère, inébranlable, tandis qu'à grands pas approche la mort.
Le souffle du vent siffle si fort que j'en oublie qu'avant, j'ai entendu d'autres bruits. Prêt à accepter la triste réalité, je ferme les yeux et attend. Je compte. Un... deux... trois... La gravité s'accentue, plaquant mes jambes contre le fond du siège. Quatre... Cinq... Six... Est-ce que ça fait mal de mourir ? Sept... Huit... Neuf... Qu'est-ce que vous attendez ? Dix... Onze... Douze... Rien ne se passe.
Je rouvre les yeux et les oreilles. Fini le vent, fini la descente à trois mille à l'heure. Nous sommes posés. Le pilote, debout en plein milieu de l'appareil, se masse le cou. Un cliquetis, comme électrique, résonne autour de l'étrange personnage, inquiétant, sinistre, mais qui m'a sauvé.
– Etes-vous un dieu pour atterrir ainsi ? m'ébahis-je. Parlez !
– Non.
– Alors... commencé-je, interrompu par un détail que je n'avais jamais remarqué auparavant : pas de nœud papillon au niveau de son torse, mais une grande puce grise, désormais nimbée d'un halo rouge.
– Etes-vous une machine ?
Cette fois, Boris Ferdson ne répond pas complètement à côté de la question qu'on lui pose.
– Oui.
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