Prologue : Le vieil homme de la caverne
LE CHANT DE L’OISEAU SOLITAIRE
Prologue : Le vieil homme de la caverne
Il existe un lieu, dans les vastes contrées de Tyrnformen, qui ne connaît ni âges, ni époques. Sa position se communique de légende en légende, de génération de bardes, d’aèdes et de trouvères à la suivante. Elles parlent toutes d’une caverne, au delà des montagnes naines, au delà même des vestiges d’anciennes civilisations perdues, rongée par l’érosion et l’humidité mais pourtant habitée.
Ici vit un vieil homme aux mille histoires. Grand, à la peau brune, il paraîtrait humain à n’importe quel méconnaisseur si l’on écartait les deux ignobles excroissances brisées de son dos, jadis une paire d’ailes enflammées et dont il ne restait guère plus que deux os aujourd’hui. A moitié aveugle et sourd, il accueillait pourtant chaque année les musiciens, poètes et artistes en pèlerinage, pour leur raconter son histoire.
Certains pensent que le vieil homme a perdu la tête et que ses récits ne sont qu’affabulations. D’autres les écoutent dans un silence presque religieux, d’admiration. Mais il est de ton rôle, lecteur, de te faire ton propre avis. Certains prennent des notes, d’autres débattent furieusement. Chacun s’approprie, décortique, boit, mange les paroles du vieillard.
Ce matin, l’espace rocheux voit se presser la foule qui s’approche, se bouscule, cherche les meilleures places. Partout, on sort la nourriture, les couvertures, les cigares. Ils attendent tous que l’homme, perdu dans sa méditation, sur un rocher surélevé, commence son récit. Dès qu’il ouvre les yeux, les paroles et les chuchotements se tarissent et tout devient subitement silencieux.
Alors le vieil homme se redresse et prend une position plus confortable. Il parcourt des yeux la vaste assemblée, puis, d’une voix grave et profonde, il prend la parole.
« L'un de vous s'est-il déjà demandé ce que l’on peut trouver en dehors des sentiers protecteurs tracés par les peuples de Tyrnformen ? Ce que cachent ces immensités vierges, dangereuses et isolées ? »
Les auditeurs se lancent des regards surpris, murmurant même entre eux, alors que le sourire de leur interlocuteur s'élargit doucement. Il dépoussière un peu ses vêtements et s'éclaircit la voix.
« J'en oublierais presque les politesses, toutes mes excuses. Je me présente, Brimbis Celeros, premier ménestrel de la région. Je ne suis pas humain, mais je ne suis pas une hérésie. Si l'on en croit ce que vous enseignent les Églises, je ne suis même pas censé exister. Je suis partout, et nulle part à la fois. J'ai vécu dans l'ombre des centaines d'années, et j'en vivrais encore des centaines d'autres. Vous trouviez les histoires de vos ancêtres extraordinaires ? Attendez un peu d'écouter les miennes. »
Tous ont les yeux rivés sur lui. Brimbis se lève et s’avance vers l’assemblée, d'un pas lent. L’intensité des torches chute brutalement, par magie aurait-on pu dire. Elles n’éclairent plus que le visage ridé du poète, autoritaire, qui s’installe sur un rocher plus élevé, qui domine la foule.
« Avant que nous commencions, je tiens à vous mettre en garde. Tout ce que je vais vous raconter, aussi surprenant, extravagant, magique, étrange soit-il, est réel. Je n'ai rien inventé, je ne fais que raconter, embellir un peu le tout. Certains auront peut-être déjà entendu ces histoires, par des légendes, des contes. Beaucoup de chansons cherchent à me représenter également. Bien peu sont réelles. Ce que je vais vous raconter ce soir met en scène des monstres. Au-delà de votre imagination. Mais aussi des guerres, des personnes ordinaires... des amours perdus, des fantômes du passé. Je vais vous présenter quelque chose de totalement inédit, et je puis vous assurer que vous n'en sortirez jamais indemne. Vous entrez dans mon monde. »
Il se tait un instant, contemple les regards des jeunes et moins jeunes, brillants de curiosité. Il sait qu'il a réussi à capter leur attention. Doucement, il s'enfonce confortablement dans son fauteuil de pierre et plonge dans ses souvenirs. Il finit par sourire, et se lance.
« La première partie de l'histoire que je vais vous raconter se passe il y a exactement mille neuf-cent soixante-douze ans. J'étais un jeune garçon à l'époque, j'avais à peine quinze ans. A l'époque, les Églises, les grandes villes, tout ça n'existait pas encore. Nous vivions dans de petits villages perdus au milieu de nulle part. C'est dans l'un d'eux que j'ai passé mon enfance. Dans cette région même, à quelque chose comme cinquante lieues au nord d'ici. Je n'ai jamais connu mes parents, j'ai été adopté par une vieille dame, absolument charmante, qui m'a élevée courageusement, toute seule. J'ai toujours su que j'étais adopté, elle ne voyait pas pourquoi elle devait me le cacher. Elle s'appelait Marie-Louise. Et malheureusement, elle avait la santé fragile. Une méchante grippe l'a emportée, sans que je n'y puisse rien. Mais à sa mort, je me suis retrouvé seul, sans attache. »
Brimbis se relève sur son siège. Ses pupilles se mettent à luire dans l'obscurité.
« Ce village mourait. Il n'y avait plus que des personnes âgées, destinées elles aussi à périr, et je commençais à m'y ennuyer. Je ne voulais pas devenir herboriste, ou médecin, ou guerrier. Je voulais laisser une chance au destin de choisir quelle serait ma voie, et où celle-ci m'emmènerait. C'est jeune adolescent, insouciant que j'étais, que je me suis alors mis en tête de découvrir mes origines, de trouver mes parents. Une nuit, sans prévenir personne, j'ai fait mes bagages, et l'aube suivante, je quittais mon village natal pour le plus grand des périples. Pour la grande aventure de la vie. »
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