Chapitre 30 : Les vérités qui font mal
Le silence sembla durer une éternité. Je suppliai mon corps de reprendre une posture plus naturelle, mais je ne pouvais détourner les yeux de ces cheveux blonds qui m'avaient tant manqué. Je n'arrivais pas à croire qu'elle était de retour, pour de vrai. Nous ne nous étions quittés que quelques mois, mais j'avais l'impression d'avoir vécu plusieurs autres vies depuis la dernière fois où elle m'avait été arrachée par son père.
Lorette, elle, n'avait pas hésité à dévier le regard. Elle fixait quelque chose derrière moi avec ahurissement. Ah, oui. J'en avais presque oublié ces deux fichues ailes de feu. Je n'étais pas si loin de la vérité lorsque je pensais avoir vécu une autre vie. J'étais mort entre nos deux rencontres, avant de renaître avec… Eh bien, des excroissances fort envahissantes. J'étais si sûr de pouvoir affronter son regard que j'avais oublié que je ne ressemblais plus au frêle jeune homme qu'elle avait jadis connu.
— Bonjour, Lorette, répondis-je d'une voix pathétique, en me rendant soudain compte que je n'avais toujours prononcé aucun mot.
Elle descendit les quelques marches qui lui restaient et s'avança vers moi avec détermination. Je lui souris, et ouvrit mes bras en grand, prêt à l'accueillir. Son regard brillait… de colère, réalisai-je trop tard, lorsque son poing s'écrasa sur ma mâchoire et m'envoya rouler au sol.
Je gémis de douleur, perdu. Parmi toutes les réactions que j'avais espéré, celle-ci n'en faisait pas partie. Furieuse, Lorette revint à la charge et lança son pied avec l'intention évidente de l'écraser une nouvelle fois dans ma figure. Je l'évitai de justesse en me retournant. Mes omoplates prirent le plus gros du choc. Je rampai au sol pour lui échapper, mais ses pieds continuaient de s'abattre sur mon dos sans la moindre pitié. Je crois pouvoir dire à ce jour qu'il s'agit de la plus grosse raclée que j'eus pris de ma très longue vie, quand bien même elle était injuste.
Mes yeux plein de détresse se tournèrent vers Iphranir, alors que j'atteignais le coin de la pièce. Je n'aurai bientôt plus aucune échappatoire. Je n'oublierais jamais son sourire qui s'agrandit et le petit signe de main qu'il m'adressa, pour m'indiquer que j'étais seul dans cette épreuve.
Je finis par me reprendre. J'attrapai la jambe de Lorette au vol et tirait dessus pour la déstabiliser. Elle tomba sur les fesses, mais continua de me battre avec ses mains, jusqu'à ce que je réussisse à les saisir à leur tour. La tâche n'était pas évidente. Elle était bien plus grande que moi à présent et sa force bien supérieure à la mienne, qui pouvait à peine tenir debout à cause de l'envergure de mes ailes. Immobilisée, elle se mit à grogner comme un animal et tenta de m'atteindre avec ses dents, mais j'avais prévu le coup et me tint éloigné au possible d'elle.
— S'il te plaît ! la suppliai-je. Calme-toi.
— Tu m'as abandonné ! hurla-t-elle, la rancœur éclatant finalement. Tu avais promis. Tu avais promis et tu l'as quand même fait ! J'avais confiance en toi, Adrick !
Sa voix se brisa.
— Je t'ai attendu tous les jours. J'ai cru que tu ne reviendrais pas, que… que tu étais mort.
— Je suis désolé. Je suis tellement désolé, mais… Je n'ai jamais voulu ça. Je ne t'ai jamais abandonnée, Lorette. Si… Si on ne m'avait pas attaché à un arbre, j'aurais pu… Et puis la ville a été confinée, et je n'ai pas pu m'enfuir, et puis… Eh bien… Des choses sont arrivées.
— Comment ça tu étais attaché ?
Elle fit volte-face vers son père. Je me fis tout petit. Je n'avais aucune idée de ce qu'il lui avait raconté pour qu'elle me haïsse à ce point, mais j'étais à peu près certain qu'elle ne détenait pas toute la vérité. Je n'étais pas certain d'avoir envie d'être celui qui lui apprendrait. Après tout, je n'y étais pour rien. Celui qui avait causé tous ces problèmes en premier lieu se trouvait de l'autre côté de la pièce et commençait à réaliser les conséquences de ses mensonges.
— C'était pour ton bien, déclara l'elfe. Je t'avais cherché partout pendant des jours et il n'avait aucune idée de ce qu'il faisait. Je n'ai fait que te protéger. Avec le recul, je comprends que c'était une erreur, et tu as le droit d'être en colère contre moi.
— Une erreur ? Une erreur ! rugit-elle, hors d'elle. Tu m'as entendu pleurer pendant des jours, tu m'as dit que c'était lui qui m'avait attaqué pour se débarrasser de moi et me ramener ici ! Je t'ai crue, papa ! Je t'ai crue, et je ne comprenais pas et… Et…
Elle vacilla une main sur la tête. Je bondis en avant pour la rattraper avant qu'elle ne s'écrase au sol. Son corps s'appuya contre mon torse, et je sentis mes joues chauffer. C'était réel. Elle se trouvait dans mes bras. Elle était en vie. Elle… Elle n'avait pas l'air d'aller bien. Le visage pâle, le front couvert de sueur, elle ne transpirait pas la joie de vivre.
— Tu vas bien ? demandai-je timidement.
— De l'eau… réclama-t-elle.
Iphranir s'exécuta et courut dans la cuisine pour aller lui chercher un verre. Je l’aidai à se relever, malgré mon dos endolori, et la conduit sur l'un des canapés. Elle releva la tête vers moi et, cette fois-ci, m'offrit un véritable sourire. Un de ceux qui faisaient battre mon cœur plus vite lorsque nous n'étions que tous les deux dans les rues de Mornepierre.
— Tu m'as manqué, avoua-t-elle.
Ce n'était pas l'impression qu'elle m'avait donnée, mais l'entendre me fit plaisir. Ses bras encerclèrent faiblement mon ventre et elle enfonça son visage dans ma tenue de voyage crasseuse. Inconfortable, je n'osais pas bouger. Mes ailes cognaient déjà contre le dos du canapé et je n'arrivais pas à trouver une position satisfaisante.
Je commençais aussi à m'inquiéter pour elle. Avant qu'elle ne me soit enlevée, Iphranir m'avait avoué que Lorette était malade. Mais jusqu'à aujourd'hui, je ne l'avais jamais vue aussi faible. Ma motivation dégonfla comme un ballon trop usé. Et si Iphranir avait raison ? J'étais revenu avec la ferme intention de l'emmener voir le monde et de nous installer loin d'ici, mais le pourrait-elle seulement ? Je doutais de moi-même. Que cherchais-je vraiment ? Satisfaire mon égoïsme ou la sauver de cette vie qui, je le savais, ne lui correspondait pas ? N'étais-je pas en train de commettre une grosse bêtise en l'arrachant de nouveau de là où elle était en sécurité ?
Iphranir lui avait-il seulement dit pour sa maladie depuis ?
Je resserrai ma prise sur ses épaules. Je n'avais pas le cœur d'y penser pour le moment. Nous avions tout le temps du monde pour en discuter à présent. Après tout, ce n'était pas comme si j'avais ailleurs où aller.
Iphranir revint de la cuisine avec un verre rempli d'une eau vert fluorescent. Je levai un sourcil. Ça ne ressemblait pas à quelque chose d'inoffensif. Lorette ne s'en offusqua pas et but l'intégralité de la boisson d'un coup sec. La grimace qu'elle tira à la fin m'arracha un frisson. Non, ce n'était décidément pas inoffensif, mais cela s'avéra efficace. Après seulement quelques minutes, elle reprenait déjà des forces. Ses yeux lançaient toujours des éclairs, adressés cette fois-ci à son géniteur, à mon grand soulagement.
Iphranir s'installa dans le fauteuil dans face, conscient qu'elle devait avoir beaucoup de questions à lui poser. Lorette se redressa, les lèvres pincées et le dos bien droit, hostile.
— Pourquoi ? demanda-t-elle simplement, écœurée.
— Je te l'ai dit, ma puce. Je ne faisais que te protéger.
— Je ne suis plus une enfant et je sais me battre. Tu n'avais pas le droit de t'interposer. J'avais choisi cette vie. Tu ne peux pas me garder enfermée pour toujours parce que tu as peur de ce qui pourrait m'arriver dehors. C'est malsain. C'est… C'est mal. Tu m'as menti, papa. Tu m'as menti yeux dans les yeux, pendant des mois, alors que tu voyais à quel point j'étais mal.
— Je sais. Mais tu dois comprendre… Tu es partie sans rien dire avec un étranger. Il avait peut-être l'air inoffensif, mais il ne te connaissait pas. Il n'avait aucun droit de t'enlever sans me le dire.
— Il ne m'a pas enlevée ! cria-t-elle. C'est moi qui l'ai encouragé à fuir avec moi. Je n'en pouvais plus ! Des camps, de la guerre, des secrets, de la forêt ! Je voulais voir autre chose !
— Et regarde où ça t’a mené ? Si je n'étais pas intervenu ce jour-là, vous seriez tous les deux morts, dévorés par une araignée géante.
Je baissai les yeux à la mention de cet événement que j'avais presque réussi à effacer de ma mémoire. Étais-je seulement capable de mieux me défendre aujourd'hui ? J'avais combattu un félin dans les bois et survécu à ma propre exécution, mais serais-je toujours en mesure de me battre en dehors des cas où ma survie était en jeu ? Je n'étais pas un guerrier. Encore moins le héros que tout le monde semblait penser que j'étais. Je n'étais personne. Rien qu'un vagabond malchanceux qui avait croisé les routes de mauvaises personnes aux pires moments de sa vie.
— Je sais que je n'ai pas été d'un grand secours, avouai-je. Je ne voulais pas lui causer de préjudice. Je voulais juste être avec elle. Nous n'avions pas de plan.
— Tu sais bien que ça n'aurait pas fonctionné. Je t'ai expliqué pourquoi.
— On aurait pu trouver une autre solution.
— Il n'y en a pas, Adrick. J'ai cherché des solutions, j'ai consulté des scientifiques partout dans cette foutue région. Il n'y a aucun remède.
— De quoi est-ce que vous parlez ? demanda Lorette, les sourcils froncés.
— De rien qui ne te concerne, répondit son père sèchement.
— Elle a le droit de savoir, répliquai-je. Vous ne pourrez pas lui cacher éternellement. Je pensais que vous l'auriez fait depuis.
— Fait quoi ? s'écria Lorette.
Je lançai un regard brûlant de défi à Iphranir, qui écarquilla les yeux. Il ne voulait pas lui dire ? Très bien, je le ferai.
— Tu es malade, Lorette.
Et en quatre mots, je venais de faire imploser les liens familiaux de mon amie retrouvée.
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