Je sortis mon carnet et le posai entre nous. Normalement, je n'aurais jamais laissé qui que ce soit regarder à l'intérieur. Je considérais ces pages comme un espace privé et rien qu'à moi. Cependant, cela ne semblait bizarrement pas me poser de problème particulier en ce moment.

Jake le feuilleta rapidement. Il passa tous les croquis étranges que j'avais réalisés ces derniers mois pour s'arrêter sur mon dernier dessin, la représentation de la galerie.

— Qu'est-ce que tu peux me dire sur lui ? me demanda-t-il en pointant une silhouette solitaire.

Je ne me souvenais même pas de l'avoir dessinée ! Je m'approchai pour observer l'homme plus clairement. Cela me revint soudainement.

— C'était bizarre, dis-je. Parce qu'il y a plein de monde à ce niveau. Tout le monde se bouscule mais lui, il est entouré d'un espace vide et personne ne s'approche. Et puis… je ne m'en rappelais même pas avant que vous ne me le montriez !

— C'est normal, me rassura-t-il. Dans deux minutes, tu l'auras à nouveau oublié.

— Mais… pourquoi ?

— Te souviens-tu de ce que je t'avais dit à propos de ton livre ?

Je réfléchis un instant. Quel rapport pouvait avoir le bouquin de Hopper avec cet homme ? Je jetai un nouveau coup d’œil au dessin. C'était une simple esquisse au crayon mais je remarquai que j'avais ajouté des traits colorés autour des personnes de la galerie que j'avais représentées. Je me rendis compte que chacun était différent, pas deux couleurs n'étaient identiques. Sauf que… cela me sauta à nouveau aux yeux. Jake avait raison. Sans le dessin, j'aurais déjà oublié l'individu ! Il était entouré d'un trait sombre. Je suivis le trait du doigt. Noir comme…

— Je crois que je comprends, dis-je. Cet homme est un peu comme le livre.

— Développe.

— Les autres ne s'approchent pas de lui parce qu'ils sentent qu'il… émet une énergie négative. Mais… est-ce qu'il est au courant de ça ? Est-ce qu'il sait pourquoi les gens l'évitent ?

— Non, je ne pense pas, dit Jake. Certaines personnes sont comme ça, elles vivent sans comprendre pourquoi elles sont tout le temps seules. Ton cerveau sait qu'il y a un certain danger et fait en sorte que tu oublies cette mauvaise rencontre pour ne pas te perturber davantage.

— C'est triste… Et il n'y a rien à faire pour l'aider ?

— Malheureusement, ce n'est pas aussi simple. Regarde le reste de ton dessin. Les couleurs que tu vois sont une représentation de ce que certains appellent « auras ». As-tu eu des cours de sciences à l'école ?

— Oui mais quel est le rapport ?

— Te rappelles-tu de Lavoisier ?

— Pas vraiment. Euh… Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ?

— Ce sera suffisant pour aujourd'hui, dit-il en faisant un clin d’œil. Il faut savoir que le monde, notre monde, est constitué d'énergie. Elle est partout et circule entre les différents êtres vivants. La lumière du soleil permet de faire pousser les plantes, certains animaux mangent ces plantes puis se font dévorer par leurs prédateurs. Regarde, voilà de l'énergie du soleil vieille de quelques dizaines d'années.

Il approcha une feuille de la flamme de la bougie. Le papier prit feu et se consuma rapidement.

— C'est juste du papier qui brûle, dis-je. C'est normal non ?

— Bien sûr. Mais ne t'es-tu jamais demandée pourquoi le papier brûlait ? Réfléchis-y donc un instant.

Non, je ne m'étais jamais posée la question. Je savais qu'il fallait éviter d'approcher du papier d'une flamme pour ne pas causer d'incendie. Parce que le papier brûlait aussi bien que du bois. Parce que le papier était du bois ! Le bois provenait des arbres. Et les arbres… utilisaient l'énergie du soleil pour pousser. Et vu que rien ne se perd…

— Quand on abat un arbre, continuai-je tout haut, toute cette énergie se retrouve piégée à l'intérieur. C'est pour ça qu'il suffit d'une étincelle pour que tout s'enflamme.

— C'est presque ça. C'est dans les liaisons entre les atomes que l'énergie est stockée. Les plantes, tout comme les animaux, utilisent de l'énergie pour croître et vivre. Les animaux et les hommes l'obtiennent grâce à leur alimentation, c'est ce qu'on appelle le catabolisme. Cependant, comme tout est fait d'énergie, tout finit également par émettre de l'énergie sous une forme ou une autre. Tout se transforme. Le corps humain émet donc de l'énergie sous différentes formes, principalement de la chaleur. On ne peut pas voir cette émission parce qu'elle se fait sous forme d'infra-rouges, en dehors donc du spectre du visible.

— Mais alors, les couleurs ? Qu'est-ce ? demandai-je.

— Ah ça, c'est différent. Certaines personnes, elles sont assez rares, peuvent associer deux ou plusieurs de leurs sens ensemble. Cela s'appelle la synesthésie. Et ça peut donner des résultats tout à fait surprenants comme le fait de voir un son, d'associer une couleur aux lettres de l'alphabet.

— Ou aux personnes ? C'est ce que je peux faire ?

— Oui, dans tes dessins. Contrairement à d'autres, tu traduis les énergies positives ou négatives des gens en couleurs. Tu as vécu avec depuis ta naissance et tu ne le remarques donc pas dans la vie de tous les jours. Pourtant, c'est pour cela que tu as aussi dessiné cet homme. Les passants ne faisaient que ressentir sa présence mais toi tu l'as vu, même si tu l'as ensuite oublié.