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— C'est ma pièce, espèce de tricheur !
— Non, c'est la mienne !
— Qu'est-ce que vous faites tous les deux ? demandai-je.
David leva la tête, tout sourire.
— J'essaie de lui apprendre à jouer aux dames mais ce garnement ne veut pas respecter les règles !
Je jetai un coup d’œil au jeu posé sur un carton et éclatai de rire.
— Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ?
— C'est pas de la triche, rigolai-je. C'est de la stratégie, n'est-ce pas, Ian ?
Le garçon hocha la tête, content de sa bonne blague.
— Ah non ! Ne l'encourage pas !
— Les trois-là sont blanches, dis-je en pointant les pièces. Tout le reste est noir, il va gagner !
— Non ! s'exclama David. J'ai encore éliminé mes propres pièces ! Tu as changé les couleurs, c'est pas du jeu !
— Je l'avais vu venir, intervint Ren par-dessus son écran. Le petit est bien plus malin que toi.
Un pickup blanc se gara devant l'immeuble. J'ouvris de grands yeux étonnés.
— Tu as fait fort cette fois-ci ! m’exclamai-je en direction de Matteo.
— C'était une occasion à ne pas manquer. Il fallait qu'on change un peu de style.
— En tout cas, on ne va pas passer inaperçus avec ça, fit remarquer Ren.
Cassandra descendit l'escalier, une autre caisse dans les bras.
— C'était la dernière, souffla-t-elle. Matt, que n'as-tu pas compris dans le mot discrétion ?
Elle passa sa main dans les cheveux de Ian.
— Bon, assez joué, dit-elle. Dépêchons-nous de charger ces cartons !
Deux ans avaient passé depuis l'épisode de l'incendie. Nous déménagions à nouveau, pour la troisième fois en six mois. Il était nécessaire de bouger de plus en plus souvent pour empêcher la Confrérie de retrouver notre trace. Car si nous continuions bien à travailler pour eux, Matteo et Cassandra décidaient à présent seuls de nos opérations. Et les secrets qu'il nous fallait protéger nous mettaient encore plus en danger.
Bientôt, la remorque de la voiture fut pleine. J'avais chaud sous le soleil éclatant de ce mois de mai. David me proposa une bouteille d'eau que j'acceptai bien volontiers avant de la passer à Ren.
Nous roulâmes pendant assez longtemps mais la journée était longue et nous n’avions aucun besoin de nous presser. Dans la voiture, l’ambiance était joyeuse. Matteo avait mis la radio et tout le monde chantait en chœur les chansons qu’ils reconnaissaient et discutait de choses et d’autres le reste du temps.
— Combien de temps encore avant d'arriver ? se plaignit Ren.
— Plus qu'une centaine de kilomètres, répondit Cassandra.
Ian me regarda d'un air ennuyé.
— C'est pas grave, dit David. Parce que ça nous laisse encore plein de temps pour imaginer notre nouvelle maison ! C'est bien une maison cette fois, hein Matteo ?
— Oui, répondit le conducteur.
— Une grande maison ? demanda Ren.
— Oh, tu ne vas pas être déçu !
— Il y a un jardin ? demandai-je.
— Bien entendu. Et il y a même la montagne pour se promener.
— Alors il y aura de la neige en hiver ! s'exclama Ian.
— Normalement, oui. Vous savez skier ?
Je secouai la tête, tout comme Ren et Ian.
— Je vous apprendrai alors, sourit Matteo.
— Génial !
— Mais, Ian, tu n'avais pas dit que tu voulais d'abord que je t'apprenne à nager ? fit David avec un clin d’œil.
— Oui ! Ça aussi !
J'éclatai de rire.
— Tu as beaucoup trop d'occupations, le taquinai-je. Comment vas-tu réussir à concilier tout ça ?
Pendant ce temps, le paysage défilait sans qu’on s’en aperçoive. Nous quittâmes l'autoroute bruyante et enfumée pour continuer notre route entourés de champs de blé mûrissant, de prés et de vaches. Les montagnes se dessinaient au loin sur un ciel limpide.
J'étais perdue dans mes pensées. Je n'avais pas la moindre idée d'où je serais cet hiver. Le cinquième été approchait à grands pas et je ne pensais plus qu'au moment où je pourrais enfin ouvrir le portail. Pourtant, malgré mon envie de me rendre à Lor le plus rapidement possible, je ne pouvais m'empêcher de me dire que cette joyeuse bande allait me manquer…
— Je m'ennuie.
— Et si on jouait à un jeu ? proposai-je.
— C'est quoi comme jeu ?
— C'est très simple, je vais te montrer. Mon petit œil voit dehors, quelque chose de bleu. Tu saurais le deviner ?
— Le ciel ! répondit Ian.
— Oui, c'est ça. A toi !
— Mon petit œil voit… quelque chose de rouge !
Je regardai autour de moi. On n'était entourés que du vert des bosquets. Dans la voiture, il n'y avait aucun objet rouge. J'hésitai.
— L'hélicoptère, dit Ren.
— Oui. Qu'est-ce qu'il fait ? demanda l'enfant.
— Il survole les routes pour aider à réguler le trafic, dit Cassandra.
Une demi-heure plus tard, le jeu n'était toujours pas fini. Je commençais à regretter d'avoir donné cette idée lorsque Matteo gara enfin la voiture dans l'allée d'une maison isolée. Je descendis précipitamment et me figeai devant l'entrée.
— C'est grand ! m'exclamai-je.
— On a eu la maison pour une bouchée de pain, dit Matteo. Mais le prix des réparations va s'avérer exorbitant…
— Et on ne peut pas juste la laisser dans cet état ? demanda David.
— Non, c'était l'arrangement conclu avec le propriétaire. Il va falloir faire les travaux.
A l'intérieur, la demeure ne payait pas de mine. Le toit fuitait et le parquet était fichu. Les murs avaient besoin d'un sérieux rafraîchissement. Un amoncellement de poussière et de toiles d'araignées étalées un peu partout complétaient la décoration. J'essayai l'interrupteur mais sans succès.
— Au moins, on a l'eau courante, fit remarquer Cassandra.
Ian se précipita dans le jardin, courant dans l'herbe haute. Il revint tout excité.
— Eileen ! Viens voir, il y a même une cabane !
— Fais attention !
Je retournai aider les autres à tout décharger. Il était déjà tard et c'est à la lueur des bougies qu’on mangea le repas. Les flammes faisaient danser des ombres inquiétantes partout autour de la table.
— Ça me fout les jetons ! On dirait que la maison est hantée…
— David ! Ne raconte pas de telles bêtises, dit Cassandra.
— Hantée ? Avec des fantômes, des esprits et tout ça ? s'inquiéta Ian.
— Mais non, voyons ! Il ne faut pas croire à de telles sornettes. C'est seulement des histoires, ça n'existe pas en vrai. N'est-ce pas, Eileen ?
Elle me tira de mes pensées. Je quittai les bougies du regard, ma vision embrouillée par les taches lumineuses.
— Non. Les seuls vrais fantômes sont ceux de notre passé.
— T'as l'art de plomber l'atmosphère, toi !
Je souris.
— Désolée, Ren. Je suis juste fatiguée.
— Tu n'es pas la seule, soupira Matteo.
C'est à ce moment-là que la pierre fracassa le carreau pour atterrir au milieu du salon. Tout le monde sursauta et Matteo se précipita sur la porte.
— Attends ! s'exclama Cassandra. On ne sait pas ce que c'est !
Mais il était déjà dehors à scruter la nuit. Il revint rapidement, préoccupé.
— Personne. C'étaient sûrement des gamins.
— Tu crois ? En plein milieu de la forêt ?
— Je ne vois pas qui ça pourrait être d'autre. On n'est ici que depuis quelques heures.
— Ça m'inquiète quand même, dit Cassandra. On devrait prendre des précautions.
— D'accord. Tout le monde dort dans le salon cette nuit. Nous aviserons demain.
Je débarrassai rapidement la table et empilai la vaisselle sale dans l'évier. Je savais que j'allais avoir du mal à trouver le sommeil.
Une fois les sacs de couchage installés, les autres s'allongèrent pour la nuit. Matteo resta debout et je fis de même, blottie dans un vieux fauteuil avec mon carnet. La lumière de la bougie était à peine suffisante pour que je déchiffre mon écriture. Une fois trouvé ce que je cherchais, je m'emparai du couteau pour commencer à graver des symboles tout autour du cadre de la fenêtre.
— Tu ne crois pas que tu exagères ? soupira Matteo. C'était un incident isolé.
— Deux précautions valent mieux qu'une, murmurai-je en passant à la seconde fenêtre.
Je continuai à sculpter le bois sans un mot. Il me regarda faire pendant quelque temps.
— C'est un poignard bien particulier que tu tiens là.
Je jetai un coup d’œil aux autres. David, Ren et Ian semblaient dormir à poings fermés. Je n'étais pas certaine en ce qui concernait Cassandra mais je me dis que ce n'était pas grave si elle l’entendait et retournai m'asseoir.
— Il y a quelque chose que je ne t'ai pas dit, commençai-je.
— Je t'écoute.
— Je connais bien Ananda. À une époque, sa fille et moi étions de bonnes amies.
— Je m'en doutais, soupira-t-il. J'ai entendu les rumeurs étranges qui circulent au sein de la Confrérie. Pourquoi t'en veut-elle autant ?
— Ce n'est pas après moi qu'elle en a en réalité. Elle pense que je peux l'aider à retrouver Jake. J'étais son apprentie il y a trois ans et…
Je regardai le poignard que je tenais entre mes mains. Cela faisait bien longtemps que je n'avais plus pensé à ce jour-là.
— Hopper, finis-je par dire. Ce n'est pas qu'une simple histoire. Le monde de Lor existe bel et bien quelque part, Jake en était persuadé. Et Ananda est convaincue que c'est là où il a disparu. Elle espère que je peux aussi ouvrir le passage pour s'y rendre.
— Et tu saurais ? me demanda Cassandra.
— Pas vraiment… Si Jake m'a bien laissé participer à ses recherches, il ne m'a jamais laissé voir le rituel qui permet l'ouverture du portail. Je l'aurais peut-être su si je ne m'étais pas enfuie ce jour-là.
— Alors, dans la forêt… commença Matteo.
— J'ai eu peur. J'ai couru sans réfléchir. Mais j’avais peut-être tort. Je ne le saurai jamais.
Je baillai longuement. Cassandra semblait réfléchir.
— Ce n'est pas de ta faute, dit-elle finalement. On a tous notre part de responsabilité.
— C'est vrai, dit Matteo. Les décisions que nous avons prises après l'incendie n'étaient peut-être pas des plus judicieuses. Si on y ajoute le fait qu'on cache le gamin du sorcier à ce que tu viens de dire, ce n'est pas étonnant que la Confrérie nous cause autant d'ennuis…
— J'en ai assez de courir.
— Et je te comprends. Ne t'inquiète pas, nous sommes en sécurité pour l'instant. Je vais réfléchir à une solution.
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