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Le soir même, je pris, toute courbaturée, le chemin de la maison. Le ciel commençait à s'assombrir et je me dis qu'il devait déjà être assez tard. Je n'avais pas vu le temps passer. Toute la journée, j'étais restée assise devant mes dossiers, à lire les histoires de ces inconnus.
J'avais fini par découvrir de nombreuses similitudes entre les différents récits. Chacun avait découvert le monde de Lor un peu par hasard. Certains s'étaient perdus dans une forêt, avaient failli se noyer ou encore avaient eu à subir un accident. Quelques autres cas, bien plus tristes, impliquaient des personnes désespérées qui avaient tenté de mettre fin à leurs jours en sautant de ponts ou en se jetant devant un train.
Mais quelque chose s'était produit à chaque fois : pendant ce bref instant qui séparait la vie de la mort, quand tout semblait perdu, la trame du monde s'était décalée. Et ils avaient ouvert les yeux sur ce qui allait être leur nouvelle vie. Une vie pour une vie. Jake avait raison : la seule façon d'arriver à Lor était de renoncer à tout ce qui nous retenait sur Terre.
Je me rendis compte qu'Arthur, Ian et moi étions une exception, tout comme Jake et Hopper. Nous étions parmi les rares personnes à avoir franchi la barrière entre les mondes volontairement. Nous n'avions rien à faire ici…
Ce fut sur cette triste pensée que je m'arrêtai devant l'adresse indiquée par Brittany. C'était une petite demeure semblable à toutes celles que nous avions aperçu depuis notre arrivée. Un muret fait de gros blocs de pierre blanchâtre entourait le minuscule jardin situé à l'avant de la maison. Sur la façade, une étrange plante aux fleurs violettes en forme d'étoiles recouvrait les pierres et se prolongeait jusqu'au toit de tuiles grises.
Je m'approchai pour renifler l'une des fleurs. C'était une odeur nouvelle, quelque chose que je n'avais jamais senti auparavant. Ça sentait le miel et le soleil, ça sentait Lor. Je remarquai alors la lumière de la grande fenêtre et penchai la tête pour regarder à l'intérieur.
Dans le salon meublé d'une table et d'un canapé, à la lumière des bougies, Arthur et Ian finissaient leur repas en riant. Ils semblaient bien s'amuser et je ne les avais jamais vus aussi complices. Nous allions donc vivre tous les trois ici. Étrangement, malgré le fait que je ne me sentais pas à ma place, j'étais heureuse d'avoir enfin un endroit que je pouvais appeler chez moi. Je souris et poussai la porte de la maison.
— Eileen ! Tu es enfin rentrée !
Ian se précipita sur moi. Je remarquai qu'il ne portait plus les mêmes habits que ce matin. Arthur et lui avaient décidé d'adopter la mode locale.
— Longue journée ? me demanda Arthur.
— A qui le dis-tu ! Il y a tellement de retard à rattraper que je ne pense pas qu'on aura fini avant l'année prochaine ! Mais Brittany est sympa comme fille, pas comme Helen qui…
— Et si tu m'en parlais autour d'un bon repas ?
Je m'installai à table et attaquai mon assiette avec appétit. Je ne m'étais pas rendue compte à quel point j'étais affamée ! La nourriture était délicieuse, je l'avais déjà remarqué depuis notre arrivée à Lor. Tout avait plus de couleur et un goût bien différent des fruits et légumes auxquels j'étais habituée.
— Comment ça se fait qu'on ait déjà des meubles ? demandai-je la bouche pleine.
— Ici, les gens ne tiennent pas tellement aux biens matériels. Alors, quand une maison se libère, ils déménagent et laissent presque tout derrière eux. Une chance pour nous !
— C'est sûr ! En tout cas, je ne m'attendais pas à un tel accueil. Pas après ce que la femme m'a dit ce matin…
— Où est le problème ? Lor est censé être peuplé d'habitants chaleureux, non ?
— Justement… Elle a laissé sous-entendre qu'ils étaient capables de renvoyer ceux qui ne leur plaisaient pas sur Terre, même si je ne vois pas comment…
Il me regarda avec étonnement.
— J'ai du mal à le croire en effet. Au vu des difficultés que nous avons eues à ouvrir ce portail, je pense plutôt qu'elle essayait de te faire peur ! Et puis, tu as bien dit que le voyage est sans retour.
— Oui, je sais… Mais je ne sais plus quoi penser. Ce monde ne ressemble pas du tout à quoi je m'attendais et je me rends compte que je n’en connais pas grand-chose en fait. Je crois bien qu'elle était sérieuse, tu sais.
— Même si c'était vrai, cela ne changerait pas grand-chose à notre situation de toute façon, dit-il après un silence.
— Non, en effet. Ils ne prendraient pas le risque de nous voir raconter notre histoire sur Terre… Mais je t'ennuie avec tout ça ! Dis-moi plutôt comment s'est passé ta journée, souris-je.
— Alors voyons, dit Arthur en me rendant mon sourire. Je me suis d'abord occupé de trouver une école à Ian. Tu verras ce n'est pas très loin. Puis, nous avons par hasard rencontré le pilote de notre dirigeable et il m'a proposé un emploi dans la compagnie. C'est pas grand-chose, juste un peu d'entretien à effectuer sur les appareils de temps à autre mais ça dépanne tout de même.
— Mais non, c'est génial !
— Ah oui, je t'ai aussi pris ça.
Je m'emparai du fin paquet en papier qu'il me tendait par-dessus la table. J'y découvris une robe toute douce d'un vert foncé qui me rappelait les aiguilles des pins de la forêt.
— Tu n'aurais pas dû !
— Ce n'est rien, sourit-il. On ne va pas se balader avec ces habits terriens toute notre vie. Allez, essaie-la !
Je passai rapidement dans la pièce à côté pour retirer jeans et chemisier. La sensation du tissu sur ma peau était particulière, aucune couture ne venait gêner mes mouvements et je me pris à tourbillonner dans la pénombre. Le grand miroir ovale du salon me renvoya une image à laquelle je n'étais pas habituée. La fille qui se trouvait devant moi ne ressemblait pas à ce que je me souvenais de mon reflet. Elle avait la peau plus bronzée et ses cheveux brillaient dans la lumière des bougies. Je détachai l'élastique qui les retenait avant de les ramener sur le devant. Je découvris alors le sosie de mon ancêtre Eileen ! La femme du tableau semblait avoir pris vie et me regardait d'un air étonné.
— Elle te va très bien, dit Arthur en s'approchant de moi.
Je croisai son regard dans la glace avant de me retourner lentement. L'étincelle dans ses yeux ne m'était pas familière. Que voyait-il en ce moment ?
— Il y a quelque chose que je ne t'ai pas dit, continua-t-il. Ce jour-là, dans la forêt, quand la plante t'a attrapée…
Je fis un pas vers lui. Nous étions tellement proches que je pouvais sentir son souffle caresser mes cheveux. Il sentait la terre. La terre et les feuilles et le soleil. Mon cœur battait fort dans ma poitrine.
— C'était la première fois de ma vie que j'ai eu aussi peur. Peur que tu…
Moi, la peur me saisit au moment où nos lèvres se touchèrent. Mais il ne recula pas et me rendit mon baiser sans aucune hésitation. Je plongeai mes yeux dans les siens et le loup de mon rêve me fixa avec intensité. Je me souvins alors, haletante.
— Je le savais ! s'exclama Ian. C'est pour ça que vous étiez tellement bizarres !
Je regardai le garçon, un grand sourire sur le visage et des papillons dansant dans mon ventre. Arthur passa son bras autour de mes épaules et je sus alors sans aucune hésitation que les sombres nuits de Lor n'auraient plus l'aspect effrayant que je leur avais connu. Un nouveau monde s'ouvrait à nous, et je comptais bien en profiter !
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