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Je ne parvins pas à garder longtemps la tête penchée : plus on approchait de notre destination et plus la sensation de vertige s'intensifiait. Je commençais à regretter d'avoir tant voulu suivre Helen. Rien de bon ne pouvait sortir de cette promenade souterraine. Mais je continuai, un pas après l'autre. Je le devais bien à Iris. C'était de ma faute si elle se retrouvait dans cette situation, la moindre des choses que je pouvais faire était de m'assurer qu'il ne lui arriverait rien de fâcheux…
Ma vision du monde se réduisit à une brume bleutée flottant autour de nous. J'attrapai la manche de Cidy et il me laissa faire sans un mot, le regard soucieux.
La caverne dans laquelle je finis par déboucher était immense, ses parois recouvertes par la même mousse phosphorescente que j'avais découverte le jour de mon arrivée à Lor. Néanmoins, ce n'était pas cela qui focalisa mon attention.
Au milieu de cet espace éclairé comme en plein jour, se dressait une immense colonne d'un blanc laiteux. Ce n'était pas un simple élément du décor. Le monde semblait tourner autour de ce pilier étincelant qui projetait des prolongements lumineux dans les alentours.
Le silence était total, aucun son ne venait perturber l'air dense et épais. Je n'avais jamais vu autant d'énergie rassemblée au même endroit. En regardant mes compagnons, je vis qu'ils étaient eux aussi affectés par la présence de cette aberration de la nature. Iris s'était effondrée à terre, n'ayant pas la force de faire un pas de plus. Helen semblait subjuguée par les lueurs mouvantes qui montaient vers le plafond et tendait l'oreille pour entendre quelque chose qu'elle semblait être la seule à percevoir.
Je m'approchai aussi, et luttai contre la déferlante d'énergie. La colonne prit peu à peu l'allure de ce qu'elle était réellement : un portail. Seulement, le paysage que j'aperçus de l'autre côté ne m'était pas familier. C'était une ville, j'en étais certaine. Le vent faisait s'envoler des papiers dans une rue vide, entourée de grands buildings aux vitres brisées. La pleine lune brillait dans le ciel, un nuage venait parfois la masquer et plonger le paysage dans une obscurité spectrale. Tout était sombre, en nuances de noir et d’argenté. Il n’y avait aucun arbre, ni même un seul brin d’herbe. La ville semblait déserte, pas un seul souffle de vie.
La Terre, ceci ? Je ne parvenais pas à y croire. Je me retournai pour fixer Helen. Elle me rendit mon regard sans un mot avant de faire signe à Ted. L'homme poussa une Iris hagarde à travers le portail, avant même que je n'aie eu le temps de réagir. La dernière vision que j'eus de mon amie fut son visage baigné de larmes dans ce monde apocalyptique. Elle se détourna ensuite et quitta notre champ de vision en quelques pas.
— Débarrasse-nous de ça, dit Helen en tendant le poignard à Cidy.
L'artefact disparut sous son long manteau. Nous fîmes demi-tour en silence. Je m'arrêtai avant de sortir de la caverne. La colonne était toujours là, brisant l'atmosphère de sa lumière étincelante.
— C'est vraiment un portail ? demandai-je dans le vide.
— Ne t'es-tu jamais demandée pourquoi cette île était ainsi suspendue en l'air ? me répondit Helen.
— Si, bien sûr ! Tous les jours depuis mon arrivée…
— Alors, tu vas avoir ta réponse. Laisse-moi te révéler une vérité sur nos deux mondes. Il fut un temps où ces deux dimensions n'en formaient qu'une. C'était il y a très longtemps, des millions et des millions d'années. La Terre était alors déjà peuplée de nombreuses créatures vivantes, dont les plus imposantes étaient sans nul doute d'immenses sauriens, des dinosaures si tu préfères. Ils régnaient sans partage sur une grande partie de la planète. Mais tout règne a une fin.
— Oui, j'ai vu ça à l'école : une immense météorite a percuté la Terre et l'impact a causé la mort de tous les dinosaures…
— C'est vrai, en effet. Mais ce n'est qu'une partie de l'histoire. En s'écrasant sur la Terre, l'astéroïde a projeté dans l'atmosphère une quantité phénoménale de débris et de poussières incandescentes. Les forêts ont pris feu, des volcans sont entrés en éruption et le monde entier a été plongé dans un hiver sombre durant de nombreuses années. Privées de lumière, les plantes n'ont plus pu se développer. Les herbivores ont péri en masse, suivis de près par leurs prédateurs. Au final, presque toutes les espèces terrestres se sont éteintes dans ce cataclysme.
Pourtant, quelque chose d'autre s'est aussi produit à ce moment-là. Alors que la Terre se mourrait, l'énergie colossale dégagée par l'impact a permis à l'espace et au temps de se fissurer. Ce qui fut un seul monde commença à se diviser en deux. Lentement, au fil des mois et des années, le fossé se creusa. Chacun de ces nouveaux territoires suivit alors sa destinée propre, aux règles bien particulières. Mais ils restèrent toujours étroitement interconnectés, et ce jusqu'à notre époque.
— C'est donc pour cela qu'il est possible de se rendre de la Terre à Lor ?
— Oui. Toutefois, il est nécessaire de fournir une grande quantité d'énergie pour parvenir à l'ouverture d'un portail. Et si les portes entre la Terre et ce monde sont infiniment nombreuses, il n'y en a qu'une qui permet de faire le chemin inverse. C'est celle qui se trouve devant toi. C'est le nexus.
— Je crois que je comprends, dis-je. Comme rien ne se perd, toute l'énergie qui arrive à Lor doit bien repartir quelque part… Et c'est par ici qu'elle retourne sur Terre. C'est ce flux d'énergie qui permet à l'île de flotter, n'est-ce pas ?
— C'est exactement ça. Mais il y a aussi une autre conséquence à cela. Ce portail n’a pas toujours existé. Avant, l’énergie qui arrivait à Lor y restait piégée. Et elle contribuait à nourrir ce monde. Mais depuis cent ans, et l’apparition du nexus, tout a changé. À présent, nous ne sommes plus indépendants de ce qui se passe sur ta planète, notre environnement et nos existences sont affectés par votre mode de vie. Que ce soit la pollution, la destruction de la nature, les guerres ou les famines, tout cela a un impact non négligeable sur Lor. Vous détruisez votre monde à petit feu. Et le nôtre souffre en conséquence.
Le réchauffement climatique nous impacte aussi : des zones entières de la planète deviennent peu à peu désertiques. Les tempêtes se multiplient, les hivers sont plus froids… Et, malgré toute notre bonne volonté, malgré nos progrès en matière d'énergies renouvelables et notre respect de ce qui nous entoure, l'effet de nos actions ne se fera que très peu sentir sur Terre.
Je la regardai d'un air effaré. Ted et Cidy acquiescèrent d'un air grave, ils connaissaient déjà cette histoire. Je savais que mon monde ne tournait plus rond depuis longtemps, que le modèle de développement que nous suivions n'était pas le meilleur pour notre petite planète bleue. Mais je n'aurais jamais imaginé que les conséquences de nos actions pouvaient affecter à ce point une autre dimension.
— Quelle est la solution alors ? demandai-je.
— Il n'y en a pas une mais de multiples, me sourit Helen. Et chacun peut y contribuer à son niveau. En commençant par prêter attention à tout ce qui nous entoure, en acceptant de voir les problèmes causés par notre mode de vie. Par des actions simples et solidaires, des changements même minimes peuvent faire une grande différence. Tout le monde peut lutter contre le gaspillage de nourriture, diminuer son empreinte écologique en choisissant de consommer local, réduire la quantité de déchets qu'il produit, éviter de prendre la voiture pour de courts trajets… Il suffit simplement de le vouloir.
— Je comprends… Tout le monde ne pense pas comme vous malheureusement.
— C'est sûr que cela demande quelques sacrifices. Moins de confort, c'est certain. Mais plus de libertés aussi, penses-y. La plupart de tes concitoyens sont habitués à avoir tout, tout de suite. Et pourtant, certains s'organisent déjà pour lutter contre le système. Des initiatives citoyennes sont mises en place. Elles encouragent le mieux-vivre ensemble, le partage et l'écologie. Des associations de consommateurs luttent contre les grandes industries et leur modèle consumériste. Des actions environnementales ou humanitaires voient de plus en plus le jour.
— Mais ce n'est pas assez, n'est-ce pas ?
— C'est un début prometteur, sourit Helen. Au plus les gens se rendront compte que leur monde va mal, au plus ces initiatives se multiplieront. Puis, un jour je l'espère, le poids fera pencher la balance de l'autre côté : les éveillés seront plus nombreux. Il sera alors temps de rétablir l'équilibre, de rendre à la Terre sa beauté et à Lor sa quiétude. Et, qui sait, peut-être même réunir ces deux mondes trop longtemps séparés…
— Et en attendant ?
— En attendant, nous restons les gardiens de la faille. Nous nous assurons que rien ni personne ne mette le monde de Lor en danger. Parce qu'il faut toujours se garder une issue de secours, juste au cas où…
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