Chapitre 4 - Partie 1
LUNIXA
Mon esprit semblait avoir quitté mon corps. Je ne ressentais plus rien, rien à part cette impression de flottement, cette légèreté, ce bien être indescriptible. Où étais-je ? Comment avais-je accédé à ce monde brumeux si agréable ? Je ne me souvenais de rien.
Au bout d'un moment, le brouillard commença à se parsemer. Pourquoi s'en allait-il ? Je voulais rester ici. Une surface plus ou moins molle finit par se faire sentir dans mon dos. La légèreté que j'avais éprouvé disparut complètement, remplacée par une lourdeur désagréable. Avais-je réintégré ma chair ? Mais pourquoi me semblait-elle aussi pesante ? Un bruit de fond s'éleva par la suite, brisant la quiétude environnante. D'où provenait-il ? Je pensais être seule ici. Il ressemblait à un chuchotement. Était-ce... des voix ?
Je tentai d'ouvrir les yeux ; mes paupières de plomb refusèrent de m'obéir. Le murmure le plus proche se tut l'espace d'un instant avant de reprendre, un peu plus distinct.
–...rta viens... ci... se... veille.
Quelque chose caressa mon front. Après une nouvelle tentative, mes paupières finirent par se soulever mais cela ne m'aida pas : tout était trouble. En revanche, mon ouïe s'affina un peux plus et je devins capable de distinguer l'agitation autour de moi.
–Otti, va chercher un verre d'eau, ses lèvres sont toutes craquelées. Elle doit mourir de soif.
Ses mots réveillèrent l'irritation de ma gorge ; j'avais l'impression de ne pas avoir bu depuis des semaines. Ma bouche était horriblement pâteuse, j'avais toutes les difficultés du monde à déglutir.
–S.... soif....
Ma voix était si faible que je la perçus à peine.
Des doigts passèrent dans mes cheveux avec délicatesse.
–L'eau arrive, ne t'inquiète pas... Merci Otti.
Une main se glissa dans mon dos et m'aida à me redresser. La tête me tourna ; le monde me parut encore plus flou : seule une énorme tache grise occupait mon champ de vision.
Quelque chose de lisse s'appuya sur mes lèvres, puis un liquide frais s'écoula dans ma bouche. Prise de court, j'avalai de travers et fus prise d'une quinte de toux. Le flot s'arrêta.
–Doucement, murmura une femme. Prends ton temps.
Cette fois-ci, je parvins à boire. Cela me fit un bien fou.
–Tu en veux encore ? (J'opinai.) Otti.
Des petits pas pressés résonnèrent dans la pièce.
–Peux-tu me dire comment tu t'appelles et ton âge ?
Cette question d'une simplicité enfantine se révéla terriblement ardue.
–Art.... Lu... Emis... Ill… Talv... Zacha... Iras.
–Artluémis Illtalvzachairas ? s'étonna une autre femme, à la voix vieillie. Qu’est-ce que c’est que ce nom imprononçable ?
–Non, soufflai-je.
Pourquoi tant de noms se mélangeaient dans ma tête ? Artémis Illios. Lunixa Zacharias. Lunixa Talvikrölski. Émis Iras... Lequel était le mien ?
–Ce n'est rien, ma belle. Attends encore un instant, ça devrait te revenir. Les effets du somnifère mettent du temps à se dissiper.
Le somnifère ?
Ce mot balaya brutalement les restes de brume de mon esprit ; tous mes souvenirs ressurgissent d'un coup. J'eus du mal à respirer. Le mélange de somnifère et d'havankila. La disparition des filles de plaisir. Le patron de la maison Irigyès, un Puissant. L'Inconnu avec lui. Magdalena. Un vent de panique me gagna.
–Magda... Où est Magdalena ?
–C'est une petite femme rousse ? (Je confirmai d'un faible hochement de tête, le souffle court). Elle est dans le lit à ta gauche, elle dort encore.
L'énorme poids qui m'empêchait de respirer se retira de ma poitrine et des larmes de soulagement me montèrent aux yeux. J'avais eu tellement peur que cet homme s'en prenne de nouveau à elle. Magdalena avait déjà tant souffert par ma faute. Nous devions... je devais nous sortir d'ici.
Malgré mes bras tremblants, je pris appui sur le matelas pour m’asseoir complètement.
–Attention. Ne force pas trop.
J'acquiesçai et attendis quelques instants. Ma vue s'éclaircit peu à peu et je parvins enfin à visualiser ce qui m'entourait. Nous nous trouvions dans une pièce à la peinture caillée. Plusieurs lits de fortune avec des tables de nuit longeaient le mur en face. Un panier avec des fruits et un autre rempli de biscuit reposaient sur une table, au centre. Un crépitement attira mon attention : un faible feu brûlait dans une cheminée.
Un feu.... Kalor.
Mon souffle se bloqua à nouveau ; je balayai la pièce du regard et tombai sur des fenêtres condamnées par des barreaux. Le soleil se trouvait déjà haut dans le ciel.
–Dame Nature, mais qu'ai-je fait ?
Une main se posa sur mon épaule. Je reculai brusquement et mon dos heurta le mur. Les deux femmes que j'entendais et qui s'occupaient de moi depuis mon réveil entèrent dans mon champ de vision. Elles étaient assises de chaque côté de ma couche.
La première devait avoir la cinquantaine mais la vieillesse n'avait en rien altéré sa beauté. Ses pattes d'oie accentuaient l'éclat de ses yeux bruns. Les autres rides sur son visage ne dénaturaient pas le caractère fort apporté par sa mâchoire large et marquée. De nombreuse mèches blanches constellaient sa chevelure noir corbeau, nouée en une longue tresse qui lui tombait sur épaule. La seconde femme semblait tout juste plus âgée que moi et ressemblait à une poupée. Son visage était rond et délicat, son petit nez retroussé. De long cils charbonneux ourlaient ses grands yeux brun foncé. Ses cheveux noirs coupés au carré renforçaient cette apparence et son teint de porcelaine. Elle était la Talviyyörienne la plus pâle que j'avais vu depuis mon arrivée au pays.
Elle me présenta ses paumes en signe de paix.
–Tout va bien, on ne te veut aucun mal.
L'air gagna à nouveau mes poumons. Au même moment, les petits pas s'élevèrent à nouveau. Intriguée par ce bruit, je jetai un œil sur le côté. Une petite fille de dix ans s'approchait de nous, un verre à la main. Derrière elle, une porte entrouverte laissait entrevoir des toilettes. Une salle de bain ? La petite s'arrêta à côté de la poupée, puis lui confia le verre. Cette dernière me le tendit.
–Bois, tu en as besoin.
–Qu'est-ce ? demandai-je avec méfiance.
–Juste de l'eau, comme tout à l'heure.
Face à mon immobilité, elle but plusieurs gorgées pour me le prouver. Je finis par accepter le verre et le vidai d'une traite. Un sourire timide étira ses lèvres pleines.
–Encore un ?
Je secouai la tête. Elle n'insista pas et le rendit à la fillette en lui demandant de le remettre dans la salle de bain.
–Tant que j'y suis, tu veux aussi que j'humidifie la serviette de l'autre ? proposa la petite de sa voix enfantine.
La vieille se retourna et je suivis son regard. Mon cœur se serra. Magdalena avait beau avoir un visage serein, le soulagement que j'avais ressenti en apprenant qu'elle allait bien ne revint pas. Ses lèvres étaient sèches, son teint plus pâle que d'habitude. Quelqu’un avait posé un linge humide sur son front.
–Elle a un peu de fièvre, m'expliqua la vieille, mais rien de bien méchant. (Elle toucha la serviette.) Pas la peine de la mouiller pour le moment. Elle est encore assez fraîche.
–OK.
Pendant que l'enfant repartait dans la salle de bain, je me recroquevillai sur moi-même, la boule au ventre. D'après la position du soleil, il était au moins dix ou onze heures ; Kalor avait dû se rendre compte de notre disparition. Le nœud dans mon estomac se déplaça jusqu'à ma gorge. Mes larmes menacèrent de couler.
Dans quel état était-il ? S'il avait compris où nous étions retournés, il devait être fou de rage. Et la délégation qui devait être arrivée... Ma disparition allait-elle fissurer l'alliance entre nos pays ? Je m'en voulais tellement. Magdalena me pardonnerait-elle de l'avoir entraînée dans cette histoire ? Et Kalor ? Allais-je au moins le revoir ?
Oui, bien sûr que oui.
Nous nous retrouverions, ce n'était pas discutable. Je ne devais pas baisser les bras ; il fallait que je sois forte, pour lui, pour Magdalena... pour moi.
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