Chapitre 12 - Partie 2

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  Mes yeux s'arrondirent.

  –P... Pardon ? Mais vous m’avez dit que vous lui aviez survécu !

  Avait-il menti ?

  –Que je ne m'en souvienne pas ne veut pas dire que je ne l'ai pas vécu, répliqua-t-il.

  Son regard me quitta et se perdit dans les innombrables reliques de la pièce.

  –Un jour, j'ai simplement ouvert les yeux dans un monde aussi magnifique que terrible. Des traces de morts et de destructions entachaient les splendides paysages qui s'offraient à moi. Ruines, corps, sang... Je n'avais aucune idée de ce qu'il s'était passé, ni comment j'avais fini ici. En me voyant bouger, des personnes ont accouru vers moi et une femme m'a pris dans ses bras. Elle m’a serrée très fort contre elle, puis a remercié la déesse de toute chose d'avoir épargné la vie de cet enfant. J’ai mis quelques instants à comprendre qu’elle parlait de la mienne. Lorsqu’ils m’ont emmené avec eux, elle m'a demandé comment je m'appelais. J'ai été incapable de lui répondre.

  –Comment savez-vous autant de chose sur l'Ancien Temps si vous ne vous rappelez de rien ?

  –Les rescapés du camp où j'ai été conduit en parlaient à longueur de temps. Ils ne cessaient de pleurer leurs technologies disparues. Ils m'ont aussi raconté ce qu'il s'était passé quand je leur ai posé la question.

  J'aurais dû en rester là. J'avais besoin qu'il quitte cette pièce, pas qu'il reste avec moi pour me conter son histoire. Mais trop d'interrogations se bousculaient sur ma langue. Ma curiosité fut trop forte pour y résister.

  –Vous ne vous souveniez même pas du moment où vous avez absorbé les pouvoirs de Dame Nature ?

  –Non. D'ailleurs, je suppose que c'est à cause de ça que j'ai perdu la mémoire. Tous les enfants qui ont manifesté un pouvoir étaient dans le même cas que moi. Le choc du changement a dû être trop violent.

  –Seuls les adultes s'en rappelaient ?

  Ses yeux se rivèrent à nouveau aux miens.

  –Aucun adulte n'a développé de pouvoirs, seulement les enfants de la même tranche d'âge que moi.

  J'en restai muette. Aucun livre d'histoire ne faisait mention d'un détail pareil ! Ils parlaient seulement de « ceux qui s'étaient tenus trop près de la Déesse ».

  –En êtes-vous sûr ? Peut-être était-ce seulement dans votre camp.

  –Oui. Même quand je l'ai quitté je n'ai jamais rencontré un Lathos plus âgé que moi, si on ne prend pas en compte mes rajeunissements.

  Était-ce parce que les enfants étaient toujours en croissance ? Cela les avait-il rendus plus réceptifs à la puissance de Dame Nature ?

  –Quel âge aviez-vous ?

  –Lorsque je suis arrivé au camp, les rescapés ont décrété que j'en avais neuf en se basant sur mon apparence, mais je pouvais très bien en avoir sept ou dix. Mes pouvoirs ont commencé à se manifester quelques heures plus tard.

  Un rictus moqueur fendit ses lèvres.

  –Nous leur faisions tellement peur... Ils avaient tout perdu. De violentes épidémies, la famine et des guerres de territoire continuaient à semer la mort mais c'était nous qu'ils craignaient le plus. Des gosses avec des pouvoirs divins. Ils pensaient que Dame Nature nous avaient envoyé pour les surveiller et intervenir en son nom si leurs comportements nous déplaisaient.

  Un ricanement lui échappa. Mes muscles se raidirent en voyant une lueur dangereuse s'allumer dans son regard.

  –Certains humains nous vénéraient à cause de cette croyance ; d'autres s'étaient liés d'amitié ou avaient fondé des familles avec nous quand cette peur s'était amoindrie ; nous nous étions battu côte à côte pour survivre dans ce monde hostile ou lors de la guerre de création des pays. Pourtant, quand la voix de la Déesse a résonné sur toute la Terre et a ordonné notre extermination, tous les humains, sans exception, se sont retournés contre nous. En un fragment de secondes, ces quatre-vingt-neuf années de vie commune ont été balayées, effacées. Nous n'étions plus que des erreurs qui n'auraient jamais dû voir le jour, des êtres abjects qui les avaient trompés pendant près d'un siècle, des monstres qui avaient manipulé leur femme pour les souiller de notre semence.

  J'eus du mal à déglutir. Entendre quelqu'un qui avait vécu le début des persécutions en parler rendait plus réel tout ce que j'avais lu à ce sujet. Les hommes avaient obéi à cet ordre de la Déesse sans le remettre en question, comme cela avait été le cas avant – quand elle leur avait ordonné de se battre pour définir les nouveaux pays, puis d'accepter les porteurs de marque royale comme nouveaux dirigeants – et cela n'avait pas changé au cours des siècles. Les termes que l'Horloger venait d'employer pour désigner les Lathos étaient encore utilisés de nos jours, se trouvaient même dans les livres d'histoire. Leur mémoire avait été bafoué sans honte dans ces écrits : alors qu'ils avaient dû souffrir comme n'importe qui de la famine et des épidémies, et qu'ils avaient peut-être essayé d'en amoindrir les effets grâce à leurs pouvoirs, les Lathos étaient décrits comme des parasites sans qui davantage d'hommes auraient survécu à cette hécatombe ; aucun fait d'arme notable de la Guerre des pays ne leur était attribué, ils étaient seulement dépeints comme des traîtres sans honneur passant d'un camp à l'autre...

  Pourtant, à mes yeux, tous ces termes et croyances dégradants n'étaient rien en comparaison du nom que leur avait donné la Déesse : « làthos » signifiait erreur, en grec. Il n'y avait rien d'officiel à ce sujet et seules les rares personnes qui maîtrisaient cette langue morte pouvait faire un tel rapprochement, alors je pouvais très bien me tromper. Mais j'étais presque certaine que leur nom venait de ce mot. La ressemblance était trop grande pour être une simple coïncidence.

  J’évitais d’y penser en temps normal car si j'avais raison, cela voulait dire que nous médisions constamment les Lathos, même en les appelant par le nom de leur espèce. Et ils se dénigraient eux-mêmes en se désignant comme tel, sans en avoir conscience.

  –Nous reprendrons cette conversation plus tard, si tu veux, déclara l'Horloger en regardant sa montre à gousset. Je vais aller voir les autres. Comme nous allons déjà passer la nuit ensemble, je ne voudrais pas qu'elles se sentent délaisser parce que je suis aussi resté avec toi toute la journée.

  Cette annonce me sortit aussitôt de mes réflexions et fit bondir mon cœur dans ma poitrine. Même s'il ne restait que cinq minutes avec chaque fille, cela me donnait presque une demi-heure de marge ! Je cachai au mieux l'impatience qui me gagnait à mesure qu'il se rapprochait de la sortie.

  –Ne casse rien en mon absence.

  Et sur ces mots, le loquet de la serrure retentit. Je me retins de courir vers la porte et pris une profonde inspiration pour me calmer.

  Pas de précipitation.

  Je m'y rendis à pas de loup, puis tendis l'oreille. Il n'y avait pas un bruit. S'il était allé voir Berta ou Hedwige, je l'aurais sûrement entendu ; leur pièce se trouvait dans le même couloir que la mienne. Il devait sûrement se rendre auprès de Magdalena ou d’Ottilie, voir... d’Hermine. Mon estomac se noua en pensant à cette dernière. L'Horloger ne l'avait toujours pas ramenée et je commençai à me demander si nous la reverrions un jour. La sœur de Sven avait plus d'une fois insisté sur le fait que son absence n'était pas normale.

  Je secouai la tête pour chasser ces sombres pensées et me concentrer. J'attendis encore quelques instants, afin de m'assurer que notre ravisseur était entré dans une pièce, avant de m'attaquer à la serrure avec des épingles à cheveux. Cela faisait des années que je n'en avais pas crochetée mais je n'avais pas trop perdu la main : elle céda au bout de trois minutes. Une bouffée de soulagement gonfla ma poitrine.

  En veillant à ne pas faire de bruit, j'ouvris la porte, puis jetai un œil dans les environs. Il n'y avait personne. Si je me fiais aux dires des hétaïres, il fallait que je parte à gauche pour rejoindre le hall dont elles m'avaient parlé, mais connaître un seul chemin me déplaisait. Mieux valait en avoir plusieurs sous sa manche lors d'une évasion. Avais-je le temps d'en chercher un autre ? Dans le pire des cas, celui sur lequel je devais m’appuyer, il ne me restait que vingt – vingt-cinq minutes pour trouver la porte du manoir, la déverrouiller, remonter dans ma pièce, puis m'y enfermer à nouveau afin que l'Horloger ne se doute de rien. Après une seconde de réflexion, je partis d'un pas vif vers la chambre, vers la droite.

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