Chapitre 13 - Partie 3
Ces mots balayèrent l'état second dans lequel mes souvenirs m'avaient plongée. L'Horloger fit un pas vers moi et saisit mon visage en coupe. Le premier coup parti. Ce fut si rapide qu'il n'eut pas le temps de réagir : mon genou percuta son entrejambe de plein fouet et lui coupa le souffle. Par réflexe, il y porta les mains, plié en deux. J'en profitai pour lui asséner un crochet du droit dans la tempe. Mais ce n'était pas suffisant ; je n'avais pas assez de force pour lui faire perdre connaissance. D'un geste vif, je récupérai son verre à vin, le brisai, puis dirigeai le calice tranchant droit vers sa gorge.
Sa main se referma sur mon poignet, arrêtant mon arme de fortune à deux centimètres de sa peau. Je m'empressai de porter un nouveau coup de pied. Il le para en un clin d'œil et la seconde suivante, je m'écrasai au sol. La violence de l’impact vida tout l'air contenu dans mes poumons.
–Tu n’aurais jamais dû me sous-estimer.
Ses doigts empoignèrent mes cheveux et il tira dessus pour me forcer à me lever. Un hurlement m'échappa.
–Tu as peut-être tenu tête à Gérard, un Puissant, mais cet imbécile n'a que de la force brute. Il est incapable de donner un crochet correct. Moi ?
Son poing s'enfonça dans mon estomac. Je manquai de vomir.
–J'ai participé à la guerre de création des pays.
Son pied s'écrasa contre mon flanc. Mon corps s'effondra contre une bibliothèque.
–J'ai échappé à la traque des Gardiens pendant le nettoyage des races.
Il me souleva par le bras et abattis son talon sur mon genou. Je m'écroulai dans un cri, mon poignet toujours prisonnier de sa main.
–J'ai survécu à plus de six-cents ans de persécution, me suis aguerri durant huit siècles aux quatre coins du monde. Et toi...
Il me releva et me tourna vers lui, le péridot de ses yeux luisant d'un éclat fou.
–Et toi, tu pensais pouvoir me battre, gamine ?!
Il me balança sur le canapé.
Les dents serrées pour essayer d'endiguer la douleur, je luttai pour ne pas me recroqueviller sur moi-même et clignai des paupières afin de retrouver mes esprits. Descendre, je devais descendre de là...
L'Horloger ne me laissa pas faire.
Avec des gestes maîtrisés, il me plaqua contre l'assise et emprisonna d'une seule main mes bras au-dessus de ma tête. Des larmes de rages déferlèrent sur mes visages tandis que je me débattais pour essayer d'échapper à son emprise
Ses lèvres s'écrasèrent sur les miennes.
–Mmmmmmmmmmmmmmmmmmh !
Il me força à les ouvrir, puis insinua sa langue de ma bouche pour venir jouer avec la mienne, me goûter. Je le mordis.
–Arrrgh !
Sa prise se desserra un peu sous l'effet de la surprise. J'en profitai pour replier le genou et le frapper à nouveau dans l'entrejambe. Il interrompit mon geste à la dernière seconde et raffermit sa position sur moi. Je ne pouvais plus du tout bouger les jambes !
Son rire franc résonna dans la pièce. De sa main libre, il essuya sa lèvre en sang et plongea son regard dans le mien.
–Je savais que ça serait sauvage avec toi. J'adore ça !
J'appuyai de toutes mes forces ma hanche contre son genou pour essayer de le faire basculer, en vain. Je réussis seulement à sentir son érection contre mon bas-ventre.
La peur s'empara de moi, détraqua mon souffle. Il bloquait mes mains, je ne pouvais rien faire.
–Allons, ma douce, tu n'as rien à craindre, susurra-t-il en essuyant mes larmes du pouce. Je ne vais pas te mentir, devenir une vraie femme n'est pas sans douleur, mais je te promets de te faire découvrir un plaisir comme tu n'en as jamais connu.
Désespérée, je recommençai à m'agiter. Il passa une main dans mes cheveux.
–Calme-toi, calme-t...
Ses doigts se figèrent dans ma chevelure. Les sourcils froncés, il en souleva une mèche.
–Pourquoi as-tu des cheveux blancs ? Je ne t'ai encore rien fait.
Mon cœur s'arrêta de battre.
Dame Nature, non...
Il saisit la bouteille de vin.
–Non ! Non ! N...
Ce mot se noya dans ma gorge, emporté par l'écoulement de la boisson qu'il vida sur mon visage et mes cheveux.
Un silence inquiétant s'abattit sur la pièce pendant que je toussais pour recracher le vin de ma trachée. À travers mes paupières entrouvertes, je vis l'Horloger baisser les yeux vers moi, des yeux brillants d'une lueur dangereuse qui me pétrifia.
–Une jeune Illiosimerienne... aux cheveux blancs ? cracha-t-il.
Son regard glissa sur le côté. Il plongea la main dans cette direction et la chaîne de mon collier s'enfonça dans la peau de mon cou.
–N'y touchez pas !
Il l'arracha d'un geste sec, puis jeta un œil un l'intérieur de l'anneau.
–Lunixa et Kalor. À toi, pour toujours.
Le regard plus noir que les ténèbres, il balança mon alliance à l'autre bout de la pièce.
–Princesse Lunixa Talvikrölski..., murmura-t-il dans un grondement menaçant. Quel honneur de vous recevoir dans mon humble demeure.
Je tentai à nouveau de m'échapper.
–Tout le pays doit être à votre recherche.
–Lâchez-moi !
–Je suis navré, Altesse, mais ce n'est pas possible. Une perle aussi rare que vous... Non, non, non. Je ne peux pas m'en séparer ; vous êtes bien plus précieuse que toutes les pièces de ma collection. Nous allons simplement avancer notre départ à ce soir pour plus de sécurité. Il faudrait aussi éviter qu'on puisse vous reconnaître. Que diriez-vous de redevenir enfant ?
Un rire hystérique franchit mes lèvres.
–Tu vas regretter à jamais d'avoir posé la main sur moi, Horloger !
–Vous croyez qu'un prince humain me fait peur ?
Je ris de plus belle. Il haussa un sourcil décontenancé.
–Qu'y a-t-il donc de si drôle ?
–Tu vas mourir, bercé par tes propres cris d'agonie.
–Vous pensez vraiment que votre époux, tout entraînement militaire qu'il a reçu, a une chance contre moi ?
–Tu le sauras quand il libérera le feu qui couve au plus profond de son être et que tu sentiras ta peau et ta chair fondre sous la puissance de ses flammes.
Ses yeux s'écarquillèrent. Alors que je réalisais ce que je venais de dire, sa main se plaqua sur mon visage.
Jamais je n'avais pensé que je pourrais autant souffrir à nouveau. Dès que la paume de l'Horloger effleura ma peau, une douleur d'une violence inouïe, bien pire que celle que j'avais enduré durant mon accouchement, les soins de Freyja ou la tentative de meurtre de l'Assassin, m'assaillit de toutes parts. Elle était si atroce et intense qu'elle se rapprochait de celle que j'avais ressentie lors de ma première fois. Le feu qui se propagea le long de mes veines et les épines qui remplacèrent mon sang ne touchèrent pas seulement quelques points précis : mon corps entier fut soumis à leurs tourments. Chacune de mes cellules s'embrasa, se changea en un incendie que nul ne pouvait éteindre. Ma chair n'était plus qu'un brasier dévorant dont j'étais prisonnière. La vague d’aiguillons ravagea chaque parcelle de mon être comme si elle cherchait à me mettre en pièces. Mes muscles se contractèrent tant qu'ils atteignirent leur point de rupture. Mon dos se cambra jusqu'à sa limite. J’avais l’impression qu’on cherchait à m’arracher la peau, à me rompre les os…
Pourtant, pas un cri ne franchit mes lèvres. Il était bloqué dans ma gorge, incapable de sortir et d'éclater à l'air libre. Enfermée au fond de mon être, je ne pouvais que sentir mon corps se briser, souffrir sans émettre le moindre son, sans avoir la possibilité d'expulser la douleur de cette torture.
L'origine de toute cette souffrance se retira de mon visage. Aussi brutalement qu'ils s'étaient emparés de moi, le feu et les aiguilles disparurent. Mes muscles se relâchèrent d'un coup et mon corps retomba, tel un pantin désarticulé. Les élancements se mirent à pulser au rythme irrégulier de mon cœur déchiqueté.
Mes paupières se soulevèrent dans un gémissement plaintif à peine audible. Mon esprit était si brumeux et mes yeux tant brouillés par les larmes que je ne distinguais qu'une silhouette floue penchée vers moi.
Des tremblements incontrôlables me secouèrent. Malgré mon état, je compris tout de suite ce qu'il s'était passé. Magdalena avait dû se tromper ; l'Horloger n'aurait pas ôté sa main de mon visage si son pouvoir n'avait pas fonctionné. Quel âge avais-je à présent ? Étais-je redevenue si jeune que j'avais de nouveau les cheveux noirs et les yeux bruns ?
Des larmes roulèrent sur mes tempes. Je cillai pour ôter celles qui obstruaient toujours ma vue et je parvins à voir mon tortionnaire.
Mon corps se pétrifia.
L'Horloger était figé au-dessus de moi, le souffle coupé et les yeux exorbités.
Qu'est-ce...
Son regard croisa le mien et il reprit vie. Un frisson d'effroi dévala mon échine en voyant la rage s'emparer de lui, déformer son visage et injecter ses yeux de sang.
–Siryane...
Sa main se referma sur ma gorge.
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