Chapitre 16 - Partie 1

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LUNIXA

  Incapable de supporter plus longtemps le point de côté qui m'élançait à chaque pas, je m'arrêtai et m'adossai un arbre, à bout de souffle. Depuis combien de temps courais-je ? Une demi-heure ? Une heure ? Deux heures ? Les dernières lueurs du crépuscule peinaient à éclairer mon chemin. La nuit n'allait plus tarder à tomber et allait fortement me ralentir. Il fallait que je continue à avancer maintenant, tant que je voyais encore assez clair.

  Je me redressai, toujours haletante, et jetai un coup d’œil derrière moi avant de me remettre en marche. Où était l'Horloger ? Avais-je réussi à le semer ou avait-il retrouvé ma trace ? Il avait beau être tombée dans l'eau, je ne me faisais pas d'illusion : il devait en être sorti et avoir repris sa traque.

  Siryane.

  Un frisson me traversa. Que lui avait fait cette femme pour qu'il lui voue une haine aussi profonde ? Et pourquoi me prenait-il pour elle ? Il avait dit que seuls elle et un certain En... quelque chose pouvaient bloquer leurs pouvoirs. Ceux des Horlogers ? Ceux des Lathos ? Quelle que soit la réponse... c'était aussi mon cas. Contrairement à ce que j'avais pensé au début, il n'avait pas réussi à me rajeunir. Il avait aussi dit que ses yeux devenaient turquoise lorsqu'elle utilisait ses pouvoirs... Les miens l'étaient devenus durant une nuit, il y avait presque neuf ans, et n'avaient plus changé depuis.

  J'eus du mal à déglutir. Étais-je liée à cette femme d'une façon ou d'une autre ? Et qu'est-ce qu'était une Stracony ? Il avait eu l'air particulièrement surpris, choqué, lorsqu'il s'était demandé si j'en étais toujours une. Enfin, si Siryane en était toujours une.

  Alors que je me posais ces questions, ce nom sembla faire écho dans mon esprit. Comme si je l’avais déjà entendu. Était-ce le cas ? Je ne me rappelais pas à quel moment cela aurait pu se produire.

  Je secouai la tête. Peu importe ce qu'il en était, l'Horloger était persuadé que j'étais Siryane et à cause de cela, il voulait me tuer plus que tout au monde. Malgré la douleur toujours présente dans mon flanc, j'augmentai la cadence de mes pas. Je devais à tout prix préservé la distance que j'avais gagnée.

  À mesure que j'avançais, la lumière se raréfiait, les ombres s'allongeaient, s'enroulaient autour de mes jambes. L'angoisse me noua l'estomac. Je ne faisais que m'enfoncer dans les profondeurs de la forêt, sans savoir où j'allais. M'éloigner du manoir était-il une bonne idée ? Ne devais-je pas plutôt y retourner et me cacher dans l'une des nombreuses pièces restées à l'abandon ? Si Kalor était à notre recherche, il aurait plus de faciliter à trouver un bâtiment qu'une personne seule au milieu des bois. Le manoir offrait aussi une protection contre les dangers de la nuit. Il y avait de quoi manger... Après un regard derrière moi, j'oubliais toutefois cette option. J'avais couru sans réfléchir et n'avais aucune idée du chemin que j'avais parcouru pour arriver ici.

  De plus en plus mal à l'aise, je resserrai mon gilet autour de moi, même si je n'avais pas froid. La fraîcheur de la nuit soufflait sur ma nuque, me mordillait les joues, les doigts, mais n'affectait pas du tout le reste de mon corps. Vu la fine couche de vêtement qui me couvrait, c’était étrange. Les habitants de l’Ancien Temps avaient-ils inventé des tissus capables de protéger du froid plus efficacement qu’une cape en fourrure ? Mon accoutrement semblait aller dans ce sens.

  Les fourrées bruissèrent soudain à ma droite. Paniquée, je pivotai, arme au poing et prête à me battre... contre un petit lapin. Ma tension s'envola d'un coup.

  –Par la Déesse...

  L'animal m'observa un instant, son nez s'agitant à un rythme rapide, puis s'approcha de moi. Son museau effleura à peine la pointe de mes chaussures qu'il disparut à nouveau dans la végétation. Il me fallut encore quelques secondes pour reprendre mes esprits. Je glissai ma lame dans ma ceinture, puis me remis en marche.

  Ce rongeur ne fut pas le seul à me faire sursauter. À chaque craquement, chaque effleurement, chaque bruissement, je bondissais et me préparais au combat, m'attendant à ce que l'Horloger surgisse des ombres. Mon état de stress ne fit qu'empirer lorsque la nuit s'installa définitivement et me plongea dans les ténèbres. J'avais fini par garder un poignard dans chaque main pour éviter d'en créer trop dès le troisième. L'impact de mon combat contre l’Horloger et la création de la clef se faisait déjà sentir. Comme je n'allais ni dormir, ni manger, il fallait absolument que je conserve mes forces.

  La clef...

  J'avais encore du mal à croire que je l'avais reproduite alors que je ne l'avais jamais vue. Comment était-ce possible ? Il me suffisait peut-être de penser à une chose pour la faire naître au creux de mes mains dans la seconde, créer mes poignards était même devenu un réflexe, mais je l'avais toujours fait avec des objets que je connaissais. Jamais il ne me serait venu à l'esprit de pouvoir créer des choses qui m'étaient inconnues. Cette perspective me terrifiait. À part l'énergie qu’une création me demandait, y avait-il une limite à ce que je pouvais produire ? Je préférais ne pas le découvrir.

  Depuis que le soleil s'était incliné pour laisser la lune devenir maîtresse du ciel, mon allure s'était fortement réduite. J'avais l'impression d'être devenue aveugle. Mes yeux s'habituaient petit à petit à la noirceur ambiante mais je n'avais pas été entraînée à évoluer dans un environnement aussi sombre. Ma vision nocturne arriva très vite à son maximum et c'était loin d'être suffisant pour me permettre de distinguer correctement ce qui m'entourait. Mes pieds se prenaient dans des racines, glissaient sur des feuilles ou des plaques de verglas. Des branches me griffaient le visage, s'accrochaient à mes vêtements. Les hurlements lupins qui s'élevaient ne faisait que renforcer mon malaise... À un moment, un rai de lumière attira mon attention. Je m'y dirigeai sans réfléchir et arrivai dans une clairière bercée par le doux clair de lune. Cette dernière se reflétait sur la surface d’un lac partiellement gelé. Me sentant trop exposée dans cet espace dégagé, je le traversai en vitesse et retournai m'abriter derrière les conifères. Je ne sais combien de temps j'avançais ainsi. J'en avais perdu la notion. Les minutes paraissaient durer des heures, les heures, des jours... Ma fatigue grandissait un peu plus à chaque pas supplémentaire, ma faim également, mais je refusais de faire une pause, de cueillir quoi que ce soit ou de créer un fruit pour me sustenter. J'avais depuis longtemps appris que créer de la nourriture ou un objet composé d'un matériau vivant comme du bois dévorait mes forces.

  Avancer, je devais seulement avancer.

  Malgré tous mes efforts pour me déplacer dans l'obscurité, ce que je craignais finit par arriver : je fis un pas dans le vide. Un cri se bloqua dans ma gorge alors que je basculai en avant.

  La chute ne dura qu'une seconde et un tas d'humus en atténua l'impact, mais je ne pus contenir un gémissement de douleur. Je restai quelques secondes à terre avant de me redresser avec difficulté, les dents serrés pour supporter les différents élancements qui se diffusaient à travers mon corps. C’était comme si on m'avait ruée de coup. Lorsque je posai le pied droit par terre et qu'une douleur plus importante fusa dans ma cheville, un nouveau gémissement s'éleva au fond de ma gorge.

  Dame Nature, non...

  Le cœur au bord des lèvres, je boitillai jusqu'à un arbre, puis me laissai glisser le long du tronc. Cette blessure eut raison de moi : toute la pression qui s'était accumulée depuis que l'Horloger m'avait immobilisé contre le mur explosa et je fondis en larmes.

  Comment allais-je sortir vivante de cette forêt ? Pouvais-je encore espéré revoir Kalor un jour ? Le simple fait de penser que nos derniers échanges puissent être ceux qui avaient suivi notre dispute m'oppressait. Je m'en voulais tellement pour ce qui était arrivé. Il n'y avait pas de mot pour exprimer à quel point je regrettais mes choix. Jamais je n'aurais dû demander à Magdalena de m'accompagner chercher ma boucle d'oreille, jamais je n'aurais dû mettre les pieds dans la maison Irigyès, jamais je n'aurais me charger de ces disparitions toutes seules. Si seulement je pouvais revenir en arrière et effacer ces erreurs !

  Par réflexe, mon pouce chercha à faire tourner mon alliance – ce geste m'avait toujours apaisé depuis que j'avais accepté mon mariage – mais mon doigt ne rencontra que la peau de mon annulaire, dénudé de toute bague. Mon cœur se serra davantage. Quelques mois plus tôt, je m'en étais moi-même débarrassée, mais aujourd'hui, j'aurais donné n'importe quoi pour retrouver mon alliance. Je ramenai mes jambes contre ma poitrine et posai mon front sur mes genoux.

  –Je suis désolée, Kalor...

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