Chapitre 19 - Partie 1
KALOR
Pour la troisième fois depuis mon départ du manoir, je perdis la trace de Lunixa et de l'Horloger. Si je l'avais retrouvée plutôt vite la première fois, j'avais perdu un temps monstre lors de la fois suivante ! Cela ne pouvait pas recommencer. D'après ce que j'avais compris en étudiant leurs empruntes, Lunixa avait réussi à semer son ravisseur et il était également en train de remonter sa piste. Nous devions la retrouver avant lui.
Je descendis de cheval et m’accroupis afin de pouvoir inspecter le sol de plus près, aidé par les premières lueurs de l'aube. Vers où Lunixa était-elle partie ? Je ne pouvais pas me contenter de continuer tout droit en espérant retomber sur ses pas. Jusqu'ici, elle avait changé de direction à plusieurs reprises, sûrement pour compliquer la tâche de son poursuivant.
Au bout d'un quart d'heure de recherche, je finis enfin par remarquer un renfoncement dans la terre. Un autre, plus prononcé, suivait à une cinquantaine de centimètres. Pour celui-ci, aucun doute n'était permis : il s'agissait d'une empreinte de pas de Lunixa.
Je me redressai en vitesse et mis un pied à l'étrier. Alors que je montais en selle, un bruit sourd, bref, résonna entre les arbres. Il était presque imperceptible mais sa nature étrangère aux sons de la forêt ne m'échappa pas.
Qu'est-ce que...
Avant que je n'aie le temps de me poser pleinement la question, un silence pesant s'abattit sur les bois, comme si toute trace de vie l'avait subitement déserté. Un mauvais pressentiment me gagna. Il ne fit que se renforcer lorsqu'une nuée désordonnée d'oiseaux passa au-dessus de la cime des arbres. Moins d'une minute plus tard, le bruit se fit de nouveau entendre, puis encore et encore.
Mon cœur manqua un battement lorsqu'il résonna pour la cinquième fois. C'était... des détonations.
Mon pouvoir s'embrasa. Le regard acéré, je passai l'horizon en revue, à la recherche de leur origine, tandis d'autres fulminations s'enchaînaient à un rythme frénétique. Lunixa devait être là-bas, c'était obligé ! Aucun soldat ne possédait de poudre, ne restait plus qu'elle et l'Horloger. L'avait-il déjà retrouvée ?
L'angoisse me noua l'estomac, emballa le rythme de mon cœur. Tirant sur les rênes de Skinfaxi, je le fis tourner sur lui-même, mais l'écho déformait tout. Les détonations semblaient venir partout à la fois. Je fermai les yeux pour me concentrer sur mon ouïe. Deux nouvelles explosions, sèches, lointaines, retentirent avant que je n'arrive à avoir une idée de leurs provenances. Je m'élançai dans cette direction dans la seconde. Au même moment, les fulminations cessèrent. Le silence qui s'ensuivit fut pire que tout. Les oiseaux ne chantaient plus, le vent ne murmurait plus entre les branchages, même la cavalcade de Skinfaxi semblait être devenu muette. Dans ce monde éteint, le seul son qui me parvenait encore était les battements frénétiques de mon cœur qui pulsaient jusque dans mes tempes.
Lunixa était-elle vraiment là-bas ? N'étais-je pas en train de m'éloigner d'elle ? Pourquoi de faibles explosions s'étaient-elles enchaînées ainsi ? Qu'est-ce qui les avait produites ? Qui en était à l'origine ? L'appréhension grandissait en moi à mesure que j'avançais, nourrie par ces questions, amplifiée par le silence sépulcral. Je n'avais aucune idée de ce que j'allais trouver ou même si j'allais trouver quoi que ce soit, et cela me faisait peur. Si l'Horloger avait réussi à rattraper Lunixa et qu'il s'était servi de poudre contre elle...
Même si les sons de la forêt de tardèrent pas à revenir, cela ne m'apaisa pas. Dix minutes passèrent sans que je me détende un seul instant, au contraire. Plus les secondes s'écoulaient, plus ils se bandaient. Avais-je déjà dépassé le lieu des explosions ? J'avais peut-être repéré la direction à prendre mais je n'avais aucune idée de la distance qui nous séparait.
D’autres bruits de sabots que ceux de ma monture me parvinrent soudain. Surpris, je tirai sur les rênes pour la faire ralentir. Pourquoi y avait-il un autre cheval ici ? Des soldats inspectaient cette partie des bois ?
Je continuai d'avancer à un rythme un peu moins soutenu et me rendis vite compte que le cheval se rapprochait. Sa cadence ralentit jusqu'à arriver au pas, puis les broussailles face à moi s'agitèrent. Je m'arrêtai, une main sur mon poignard.
La tête d'un étalon sortit des feuillages. Un étalon à la robe rouan, celui du Marquis Marcus. Je me détendis légèrement et relâchai mon arme.
Alors que j'allais ordonner à Skinfaxi de se remettre en marche, le destrier avança un peu plus et ses passagers apparurent : le Marquis Marcus et une jeune femme à la chevelure majoritairement blanche.
Mon souffle se coupa. Le monde autour de moi disparut jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’elle.
Lunixa... C'était Lunixa.
Le Marquis lui glissa un mot. Un frisson la traversa, puis elle releva la tête. Son regard plongea dans le mien ; elle se pétrifia. Dans un état second, je relançai Skinfaxi tandis que le Marquis s'arrêtait. Il descendit de selle, puis aida Lunixa à faire de même. Tout son corps était secoué de violents tremblements. J'attendis à peine que ma monture ait ralenti pour sauter à terre. Mes jambes coururent vers elle et je la pris dans mes bras.
Une puissante vague de soulagement m'envahit. Toute la tension que je ressentais s'envola. Pour la première fois depuis des jours, je respirais à nouveau, me sentais entier, revivre. Elle était là, dans mes bras. Je resserrai mon étreinte autour d'elle, de peur qu'elle disparaisse, que tout ceci ne soit qu'un rêve aussi beau que douloureux. Mon pouvoir se renforça aussitôt à ce contact et je me rendis compte qu'il s'était déjà déployé lorsque je l'avais prise contre moi. Cette réaction m'ôta tout doute ; elle seule avait cet effet sur lui. Je ne rêvais pas. Elle était vraiment là. Je l'avais retrouvée.
–Par la Déesse, Lunixa....
–Je suis désolée, sanglota-t-elle d'une voix presque inaudible. Je suis vraiment désolée, Kalor, je suis désolée.
Ses doigts se fermèrent sur ma veste. Elle enfouit un peu plus son visage dans le creux de mon épaule et fondit en larmes sans cesser de s'excuser.
–Je suis désolée.
–C'est fini, ma chérie. Je suis là.
J'embrassai le haut de sa tête, puis passai une main dans ses cheveux encore noircis par des restes de teinture et rougis par du sang. Mes muscles se crispèrent à nouveau. Était-ce le sien ? Sans la lâcher, je l'écartai de moi pour contrôler son état. Elle avait maigri, horriblement maigri. Ses pommettes ressortaient bien plus que d’habitude sur son visage décharné et maculé de sang. Les os de ses épaules saillaient sous mes paumes. Son corps nageait dans l'accoutrement dont on l'avait affublée, en particulier ses cuisses dans la culotte courte. Une coupure fendait sa joue creuse. Ses lèvres étaient craquelées par la soif. Sa manche servait de bandage à son bras gauche. Elle était couverte d'éraflures et de bleus. Une énorme tâche de sang imprégnait le tissu de sa chemise au niveau du ventre. Inquiet, je posai la main dessus mais ne sentit aucune blessure. Mon soulagement fut pourtant de courte durée. Au même moment, Lunixa bougea légèrement la tête et ses cheveux glissèrent sur son épaule, dévoilant son cou. Mon cœur s'arrêta. Le souffle coupé, je glissai mes doigts sous son menton et relevai sa tête.
Des marques noir-violacées enserraient sa gorge. Elles étaient si nettes que le contour de chaque doigt était visible. J'eus l'impression de voir la main qui les avaient laissées se refermer à nouveau autour de son cou, tel les serres d'un rapace sur sa proie.
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