Chapitre 20 - Partie 2
La demi-heure d'heure nécessaire à Lunixa pour se laver me sembla durer une éternité. L'envie de me téléporter pour la rejoindre, m'assurer qu'elle allait bien, me tirailla tout du long. Dès qu'elle coupa l'eau pour la seconde fois, je me décollai du mur et m'appuyai contre le montant de la porte. Elle s'ouvrit de quelques centimètre cinq minutes plus tard.
–Kalor ? fit une voix presque inaudible.
–Je suis là, ma chérie.
Lunixa tira davantage le battant. J'eus l'impression de recevoir un nouveau coup en la voyant. Son corps bien trop maigre nageait dans la robe qu'on lui avait donnée ; ses yeux étaient toujours aussi rouges et ses blessures plus nombreuses encore qu'à son entrée dans la salle de bain. La douche avait révélé celles qui étaient cachées par la crasse et le sang, mais de nouvelles ecchymoses étaient aussi apparues. Le besoin de la prendre dans mes bras me frappa et cette fois-ci, je ne luttai pas. Lunixa ne me repoussa pas, au contraire. J'avais à peine commencé à l'attirer à moi qu'elle se blottit contre mon torse. Aucun de nous ne prononça un mot durant toute la durée de notre étreinte. Le silence était seulement interrompu par la respiration saccadée de Lunixa. Je finis par m'écarter d'un pas, puis levai son visage vers le mien. Ses yeux brillaient des larmes qu'elle cherchait à contenir. Sa fragilité me fit hésiter : elle avait besoin de temps pour se rétablir, pas de revivre sa captivité. Cependant, cela ne pouvait pas attendre. Je devais savoir ce qui lui était arrivé pour savoir comment la protéger.
–T'a-t-il... touché ?
Je la sentis se tressaillir entre mes mains.
–Q... Qui ?
–L'Horloger.
–Non. Il... Il le voulait. Mais je ne l'ai pas laissé faire. (Une première larme lui échappa.) Je ne l'ai pas laissé faire, Kalor.
Ses sanglots par l'emportèrent. Je la repris immédiatement contre moi et, libéré d'un poids, je caressai ses boucles humides. Elle m'avait regardé droit dans les yeux en prononçant ces mots ; son regard ne s'était pas détourné, pas une seule fois ; sa voix, bien que faible, n'avait pas flanché avant qu'elle ne craque. Aucun signe dans son comportement ne laissait supposer qu'elle ait menti. Le Marquis Marcus avait eu raison de croire en elle : Lunixa avait été blessée car elle s'était battue. Elle ne risquait plus rien à présent.
Lorsque ses sanglots s'arrêtèrent, j'appelai le médecin pour qu'il puisse l'ausculter. Il désinfecta les coupures avec de l'alcool, ce qui arracha grimaces et gémissement à Lunixa. Il ne fit rien de plus aux estafilades plutôt superficielles sur sa gorge et sa joue. En revanche, il sutura l'entaille de son bras. Après que Lunixa lui eut confirmé ne pas avoir d'autre blessures importantes, il la déclara apte à chevaucher et la libéra. Voulant la sortir au plus vite de sa prison, je la conduisis hors du manoir sans plus attendre. Elle se colla à moi dès qu'elle mit un pied hors de la chambre. Le monde entier semblait la terrifier.
À l'extérieur, les soldats nous avaient préparé de nouvelles montures. Même si un cheval avait également été équipé pour Lunixa, je préférai la garder avec moi. Deux équipes ainsi que le Marquis Marcus nous escortèrent jusqu'au point de commandement le plus proche, à l'orée d'un village. Il nous fallut plus de six heures pour y parvenir. Là-bas, le lieutenant en charge nous conduisit dans une maison mise à disposition de l'armée. En chemin, il m'informa que les autres rescapées avaient quitté les lieux et devaient déjà être à mi-chemin de la capitale avec plusieurs de ses hommes.
Une fois devant la maison, le lieutenant nous ouvrit la porte et j’entrai avec Lunixa. Un médecin nous y attendait.
–Altesses, nous salua ce dernier. Si vous voulez bien me suivre. Tout est prêt pour l'examen.
J'opinai, puis lui emboîtai le pas lorsqu'il se dirigea vers les escaliers. Lunixa ne suivit pas la petite pression que j’exerçai au creux de ses reins. Les pieds figés dans le sol, les yeux grands ouverts, elle fixait le dos du praticien sans ciller.
–P... Pourquoi ? demanda-t-elle. Un soldat s'est déjà occupé de mes blessures.
–Je suis au courant, l'informa le docteur. Mais votre ravisseur enlevait des filles de plaisirs. Sa Majesté nous a demandé de nous assurer qu'il ne vous considérait pas comme l'une d'entre elle.
Les yeux de Lunixa s’emplirent d’effroi. Pétrifiée sur place, elle avait cessé de respirer.
–N... Non. Non. Non.
Elle fit un premier pas en arrière, puis un autre avant de se précipiter vers la porte.
Par la Déesse !
Je réussis à la rattraper au moment où elle atteignait la poignée.
–Lunixa, attend.
Ses larmes coulaient à flots sur ses joues.
–Je ne veux pas. Non. S'il te plaît. Pas l'examen.
–Tu m'as dit qu'il ne t'avait rien fait. Tu n'as rien à craindre, ma chérie.
Sa respiration perdit toute régularité. Cette réaction raviva tous mes doutes. M'avait-elle menti dans la chambre ? Un nœud dans l’estomac, je la conduisis dans la pièce la plus proche, un petit salon, pour lui parler en privé. Ses tremblements ne firent que s'amplifier.
–Je t'en prie, Kalor. Ne me fais pas passer cet examen.
Mon cœur se serra à tel point que cela en devint douloureux. J'avais l'impression que quelqu'un l'avait arraché de ma poitrine et l'écrasai dans sa paume.
–L'Horloger t'a forcé à vous unir, c'est ça ?
–Non, non, non. Je te promets que non.
J'avais tant envie de la croire, mais son comportement traduisait tout le contraire.
–S'il ne t'as pas touchée, pourquoi redoutes-tu que le médecin t'ausculte ?
Sa voix se brisa.
–Tu connais mon blocage, Kalor. Je ne veux pas qu'un autre que toi me touche, qu'il regarde mon intimité.
Était-ce vraiment pour cette raison ?
–Lunixa, j'ai besoin de la vérité.
–C'est la vérité. L'Horloger ne m'a pas déshonorée. Je n'ai pas besoin de me faire examiner. Je t'en prie.
–Cette décision ne me revient pas, Lunixa. (Les traits de son visage se tendirent.) Si tu refuses de te faire ausculter, ils en déduiront que l'Horloger t'a souillée et tu seras condamnée à mort. Alors s'il te plaît, accepte, la suppliai-je à mon tour. Laisse le médecin dissiper tout doute, confirmer à mon père que ton ravisseur ne t'a pas fait sienne.
Elle ferma les yeux et de nouvelles larmes dévalèrent ses joues. À bout de force, elle s'assit sur le canapé. Je m'installai à côté d'elle et passai une main réconfortante dans son dos.
–Je sais à quel point ton blocage est important et à quel point ça doit être difficile pour toi de le surmonter. Mais il faut que tu le fasses. Au moins le temps que le docteur t'ausculte. Je ne veux pas te perdre à cause de lui.
Un sanglot se bloqua dans sa gorge et elle enfouit son visage derrière ses mains. Ses épaules furent par son souffle erratique et les sanglots qui lui échappaient pendant plusieurs minutes. Lorsqu’ils cessèrent, un moment passa avant qu’elle ne reprenne la parole.
–Peux-tu sortir ?
–Lunixa...
–S'il te plaît, insista-t-elle. J'ai... J'ai besoin d'être seule.
Cette demande me déchira mais j'acceptai. Si elle avait besoin de temps, je devais lui en laisser.
Le docteur n’était plus seul à m’attendre dans le couloir. Le lieutenant en charge nous avait rejoints, ainsi que le commandant Raspivitch.
–Commandant ? m'étonnai-je. Que faites-vous ici ? Vous n'avez pas raccompagné votre femme ?
–Ce n'était pas l'envie qui me manquait, mais elle m'a demandé de rester ici.
Cela ne m'étonna qu'à moitié.
Le praticien se racla la gorge.
–Que se passe-t-il, Altesse ?
–Ma femme a peur de l'examen.
–A-t-elle été...
–Non. Elle ne cesse de m'affirmer le contraire.
L'incompréhension gagna le docteur.
–Alors de quoi a-t-elle peur ? Plus vite elle sera examinée, plus vite elle sera disculpée.
Son détachement attisa le feu en moi. Je savais qu'il n'y était pour rien. Ce comportement était courant dans sa profession ; les médecins en avaient besoin pour s'occuper de leurs patients sans craquer. Pourtant, je ne pus m'empêcher de l'incendier du regard. Il déglutit avec difficulté.
–Je suis navré, votre Altesse, je ne voulais pas...
Je serrai les dents et inspirai profondément pour me calmer. Cela n'eut pratiquement aucun effet.
–Qu'en était-il des autres ? demandai-je.
–Je n'ai trouvé de la semence que chez Edwige Pelkoska. Cependant, Berta Dobrota et Ottilie Hestski m'ont confirmé qu'elles avaient également couché avec lui.
–Et Magdalena Raspivitch ?
–Elle n'avait rien, assura son mari.
Cette bonne nouvelle parvint à m'apaiser l'espace d'un instant.
–Avez-vous une idée pour rassurer ma femme ? Elle a peur qu'un autre homme que moi la touche.
–Laissez une femme l'examiner, intervint quelqu'un à la voix grave mais indéniablement féminine.
Une voix loin de m'être inconnue.
Interdit, je me tournai vers son origine, imité par mes interlocuteurs. Le choc me frappa. J'avais cru me tromper mais il n'en était rien : Freyja se tenait bien au milieu de l'entrée.
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