Chapitre 24 - Partie 1
LUNIXA
Un épais brouillard enveloppait mon esprit. M'étais-je assoupie ? Je ne m'en rappelai pas. Encore somnolente, je me redressai en ouvrant les yeux. Mon corps se figea. Interdite, je cillai plusieurs fois mais rien ne changea autour de moi. J'étais bel et bien dans ma chambre.
Quand étions-nous rentrés ? Je ne me souvenais de rien, pas même d'avoir rendu la tasse à Freyja.
La tasse…
Qu'avait-elle mis à l'intérieur ? Quoi qu'il s'agisse, cela avait été assez puissant pour bloquer mes pensées et empêcher celles concernant Arès de hanter mon sommeil.
Songer à lui fit ressortir ces dernières et un violent frisson me secoua.
Arès. Ici. L'un de mes pires cauchemars était devenu réalité.
Un bruissement de tissu m'arracha à ces sombres pensées et me fit sursauter. Je redressai la tête et me crispai aussitôt. Le lourd rideau appuyé sur son bras, Kalor se tenait face à moi, sur la dernière marche du petit escalier. Il resta un instant sans bouger, les yeux rivés dans les miens, puis ses épaules retombèrent.
–Je reviens tout de suite, dit-il avant de repartir
Comme promis, il fut de retour moins d'une minute plus tard. Je baissai les yeux et repliai mes jambes contre ma poitrine alors qu'il s'approchait d'une démarche lente, trop lente. Le silence qui tomba quand il s'arrêta à mes côtés m'opprima à tel point qu'il me semblait palpable.
–J'ai appelé Paulina, m’annonça-t-il, elle devrait arriver d'ici peu.
–D’accord.
Un nouveau silence gênant s’installa entre nous avant qu’il ne poursuive.
–Comment te sens-tu ?
Je déglutis avec difficulté.
–Un peu mieux...
Du moins, sur le plan physique. La présence d'Arès me terrifiait toujours autant. Il ne m'avait peut-être pas reconnu, mais nous allions forcément interagir à nouveau au cours de ses prochains jours et plus nous passerions de temps ensemble, plus les risques que cela arrive augmentaient. Mon corps tressaillit à nouveau cette pensée. Il suffisait d'une seule erreur – un geste ou d'une parole qui lui rappellerait Artèmis – pour qu'il découvre la vérité.
–Combien de temps ai-je dormi ? m'enquis-je pour détourner mon esprit de mon passé.
Le soleil était déjà haut dans le ciel et déversait ses rayons dans la pièce à travers les fins voilages aux fenêtres. Cependant, je n'avais pas eu le temps de regarder l'heure exacte avant l'arrivée de Kalor.
–Oui, il est midi moins le quart. Freyja t'a donné un puissant somnifère.
Cela expliquait bien des choses.
–Et mes vêtements ? continuai-je.
–Je les ai enlevés ainsi que ton soutien-gorge, pour que tu sois plus à l'aise. Mais je ne t'ai pas déshabillée complètement, je te le promets.
Je le crus sur parole. Si cela n'avait pas été le cas, nous aurions une toute autre conversation.
Un autre silence pesant suivi ces quelques paroles. Au bout d'un moment, je relevai la tête en sentant le matelas s'affaisser. Kalor s'asseyait en face de moi, le regard baissé.
–Lunixa, ce qu'il s'est passé... Cela ne doit plus jamais se reproduire.
–Je sais. Si tu savais à quel point je m'en veux. Je... Je voulais prévenir une situation catastrophique et je n'ai fait qu'empirer les choses.
Alors que je me recroquevillais encore plus sur moi-même, Kalor releva les yeux vers moi, sourcils froncés.
–Une situation catastrophique ? répéta-t-il. Que veux-tu dire ?
–J'avais oublié l'une des boucles d'oreilles que tu m'as offertes dans la maison Irigyès, avouai-je dans un murmure.
Il cligna des paupières.
–C'est pourquoi tu y es retournée ?
Je hochai faiblement de la tête.
–Elles sont uniques et je les porte régulièrement. Nobles comme domestiques, de nombreuses personnes savent qu'elles m'appartiennent. Alors si l'un d'eux était tombé dessus, il aurait tout de suite su que j'avais mis les pieds là-bas. Il fallait que je les récupère avant que ça n'arrive.
–Pourquoi ne m'as-tu rien dis ?
–Je sais que j'aurais dû et Magdalena a aussi essayé de m'en convaincre, mais nous commencions tout juste à nous réconcilier. J'avais peur de ta réaction, que tu t'emportes à nouveau. Donc j'ai fini par demander à Magdalena de m'accompagner plutôt que de me tourner vers toi et la situation a complètement dégénéré. Mais si j'avais su... Dame Nature, Kalor, je suis tellement désolée.
Il m'attira contre lui.
–Après toutes les situations dangereuses auxquelles tu t'es déjà exposée à cause de ton impulsivité, j'avais cru que c'était encore ce qui t'avais poussé à y retourner, souffla-t-il.
Je secouai la tête dans le creux de son épaule.
–Je t'ai promis de travailler dessus et j'en pensais le moindre mot.
Son étreinte se raffermit autour de moi. Plusieurs secondes passèrent avant qu’il reprenne la parole.
–Même si tu aurais dû me parler de ce problème, je comprends que tu ne l'aies pas fait. La façon dont je t'avais traitée...
Le sentant s'écarter de moi, je relevai la tête vers lui. Mon regard plongea dans ses yeux argent.
–Quand j'ai découvert que tu te trouvais dans cette maison de plaisir, j'ai complètement perdu mon sang-froid et la colère s'est emparée de moi.
–Tu avais toutes les raisons d'être en colère.
–Oui, mais cela n'excuse en rien mon comportement. Je n'aurais jamais dû te brutaliser ainsi. Il y avait d'autres moyens de te faire comprendre tes erreurs. Si j'avais fait preuve de plus de maîtrise, tu aurais sûrement osé venir me voir et toute cette histoire n'aurait pas eu lieu. Ce qui me rend en partie responsable de ton enlèvement. C'est pourquoi, comme pour ton impulsivité, je te promets de travailler sur mon sang-froid.
Un timide sourire, presque imperceptible, incurva mes lèvres.
–Peu importe que nous ayons des pouvoirs, du sang royal, ou non, nous sommes humains avant tout et avons tous nos défauts.
Un minuscule sourire se dessina à son tour sur le visage de Kalor.
–Tu as tout à fait raison.
Il caressa ma joue, puis se pencha vers moi pour m'embrasser tendrement. Je lui rendis son baiser avant qu'il n'y mette un terme et pose son front contre le mien.
–Si tu savais comme j'ai eu peur de ne plus jamais te revoir, te toucher, murmura-t-il. (Ma gorge se noua.) Mais tout va bien à présent, tu n'as plus rien à craindre pour l'instant.
Mes muscles se tendirent à ces mots. La plus grande menace à laquelle j'avais été confrontée depuis plus de huit ans se trouvait au contraire tout près, au sein même de ce château. Cependant, j'acquiesçai, masquant au mieux mon angoisse. Personne ne devait se douter de rien.
Entendant deux coups retentir dans le salon, Kalor se redressa. La soudaine disparition de sa chaleur déversa une vague de froid dans mes veines.
–Il y a encore d'autres sujets que nous devons aborder, mais nous le ferons plus tard, me prévint-il. Pour l'instant, nous allons retrouver mon père, puis déjeuner avec les membres de la délégation.
–D'a... (Je m’éclaircis la voix.) D'accord.
Kalor se mit debout, puis me tendit la main. Je l'acceptai et le laissai me relever en muselant les tremblements qui cherchaient à secouer mon corps à la perspective de sortir de mes appartements, de me retrouver de nouveau face à Arès, de voir Kalor interagir avec lui...
Alors que j'allais suivre la légère pression qu'il exerçait dans mon dos, mes yeux se baissèrent sur la table de nuit. La petite voiture de mes enfants reposait dessus. Un vent de panique me gagna. Je m'écartai de Kalor et m'empressai de la ranger.
–Lunixa ?
–Désolée, je... Je n'aime pas la voir sortie.
Même si Arès n'avait aucune idée du lien qu'il y avait en Alexandre et Éléonora et cette relique, ou celui entre lui et les jumeaux du siècle, la simple idée qu'il soit si proche de cette voiture m'empêchait de respirer pleinement. La cacher dans le tiroir ne changeait presque rien, mais cela m’aida pourtant à mieux inspirer.
–Ça va mieux maintenant ? s'assura Kalor en frottant mon dos.
J'acquiesçai, puis revins auprès de lui. Il me conduisit dans le salon, où Paulina nous attendait. Les yeux bruns de la jeune servante s'agrandirent dès qu'elle me vit. Je lui offris un sourire crispé. Je ne m'étais pas encore regardée dans un miroir, refusant d'affronter mon reflet quand je m'étais douchée dans le manoir de l'Horloger, cependant je savais que je n'étais pas belle à voir : ma maigreur, mes nombreuses blessures, mes traits tirés... Malgré tout, Paulina se reprit très vite et s’inclina.
–Princesse.
Elle disparut ensuite derrière le paravent et Kalor m'y emmena. Il resta avec nous pendant que la jeune servante me maquillait. Je cessai de l'observer du coin de l'œil lorsqu'elle entreprit de poudrer mon cou pour essayer de masquer au mieux les marques violacées qui l'enserraient. Une pointe de douleur et de colère mêlé à une peine coupable que je ne pouvais soutenir venait d'assombrir son regard.
Quand Paulina commença à soulever mes cheveux pour les attacher et que je remarquais que cela accentuait le creux de mes joues, je lui demandai de les laisser lâchés.
–Que voulez-vous porter ? s'enquit-elle en les répartissant sur mes épaules.
–Une tenue suffisamment riche pour une entrevue avec sa Majesté mais pas trop imposante.
J'allais déjà utiliser mes forces pour contrôler mes tremblements au cours de la journée. Je n'avais pas l'énergie nécessaire pour porter en plus une lourde robe des heures durant.
Après plusieurs minutes de recherches, Paulina parvint à trouver de quoi satisfaire ma demande. Kalor nous laissa seules lorsqu'elle revint, les bras chargés d'une robe en brocart bleu clair aux motifs dorés et de jupons blancs. Quand elle eut fini de m'apprêter et que je me vis dans le miroir, je ne pus empêcher mes mains de trembler. Je n'avais plus rien de la femme couverte de sang et de crasse qu'Arès avait secourue la veille. Malgré ma maigreur et mes blessures, j'avais désormais l'allure d'une noble. Une allure qui me faisait à nouveau ressembler à ma mère.
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