Chapitre 26 - Partie 3
Magdalena ne me pressa pas. Patiemment, elle attendit que je lui réponde sans dire un mot. Il me fallut quelques minutes pour rassembler mon courage.
–Quelqu'un de mon passé... se trouve au château, avouai-je dans un souffle. J'ai peur qu'il découvre qui je suis.
D'une main tremblotante, je fouillai dans ma sacoche et sortis la lettre, la relique et les deux livres.
–Pourrais-tu les garder pour moi, le temps que la délégation reparte ?
Avec appréhension, je relevai les yeux vers elle et croisai son regard empli de compassion. Elle observa les objets entre mes mains, puis tendit les siennes pour me les prendre. Un poids s'envola de mes épaules.
–Merci, murmurai-je en les lui confiant.
Elle les posa sur ses genoux. Pendant un moment après cela, elle ne bougea pas, comme perdue dans ses pensées ou en pleine réflexion, puis son regard plongea dans le mien
–Je sais que je vous avais promis de ne pas vous poser de question à ce sujet, mais voulez-vous me dire la raison pour laquelle vous avez dû devenir celle que vous êtes aujourd'hui ?
Mon cœur s'arrêta. Pétrifiée sur place, je la fixai, les yeux écarquillés par la peur. Un violent sursaut me secoua lorsqu'elle posa une main sur mon bras.
–Je ne vous force à rien, Madame, fit-elle d'une voix rassurante. Ne parlez que si vous en avez envie.
La vague d'effroi que venait de s'emparer de mois reflua lentement. Je retrouvai le contrôle de mon corps. Cependant, ma poitrine se soulevait toujours avec difficulté. Incapable de soutenir son regard plus longtemps, je détournai les yeux.
Le poids de mes secrets semblait peser sur mes épaules plus que jamais. La perspective de pouvoir le partager avec quelqu'un, de ne plus avoir à le cacher avec cette personne, de pouvoir mieux respirer en sa présence, déchargée d'une partie de ce fardeau... Dame Nature savait à quel point j'en avais envie. Depuis que j'avais été séparé de Giulia, je ne m'étais jamais sentie vraiment proche de quelqu'un. Même avec Kalor. Mes secrets se dressaient entre nous comme une muraille infranchissable et m'empêchait d'être entière avec lui.
Mais pouvais-je mettre en danger mes enfants uniquement pour améliorer mon bien-être ? Pour ne plus avoir l'impression d'être rongée par la solitude au fond de moi et la peur ?
J'avais l'impression d'être tiraillé de tous les côtés.
Sentant toujours la main de Magdalena sur mon bras, je relevai les yeux pour l'observer à travers mes cils. Comme toujours, elle ne disait rien et attendait que je sois prête à parler. Ma gorge se noua. À maintes reprises, elle avait prouvé être digne de confiance : elle savait que Kalor était un Lathos et un Élémentaliste, et que j'étais Artémis Illios. Ces informations lui donnaient un pouvoir incroyable sur nos vies : il suffisait qu'elle prononce un mot pour nous condamner. Pourtant, jamais elle ne s'en était servi contre nous. Elle avait au contraire toujours été là pour nous aider, véritable roc auquel nous pouvions nous raccrocher, nous tourner.
Alors, pouvais-je aussi lui confier la vie de mes enfants ?
Je redressai un peu plus la tête. Dès que mon regard croisa le sien, la balance bascula et le tiraillement cessa. La peur embua aussitôt mes yeux, mais, lentement, je lui désignai l'enveloppe. Magdalena me la rendit.
Après de longues secondes d'appréhension, je l'ouvris et en sortis la photo, que je lui tendis. Son regard s'attarda sur moi encore un instant, puis elle la prit en main et se concentra sur ce cliché. Un fin sourire fendit son visage.
–Vous avez l'air très heureux, déclara-t-elle. Votre frère et votre sœur, si je ne m'abuse ? Il me semble les avoir rapidement aperçus lorsque nous sommes venus vous chercher.
–Comme tu le sais, nous... nous ne sommes pas une vraie fratrie, murmurai-je.
Magdalena hocha de la tête. La peur écrasa encore plus ma poitrine, comprima ma gorge, détraqua mon cœur… Il me fallut de nouveau un moment pour trouver un semblant de calme et la force de poursuivre. La force de formuler des mots que je m’étais interdits de prononcer.
–Même si nous ne sommes pas unis par des liens fraternels, ils... ils sont bien de sang royal. De mon sang.
Alors que ma voix ne pouvait être qualifié d'audible, son annonce eut l'effet d'un déferlante. Un silence aussi lourd qu'une chape de plomb s'abattit brutalement sur la pièce. Magdalena se figea, le souffle coupé et le regard braqué sur moi. Je n'osai plus bouger. Le temps semblait s'être arrêté de tourner. Durant de longues secondes, aucune de nous n'esquissa le moindre geste. Puis, lentement, comme s'il reprenait sa course et que le sens de mes mots parvenait enfin à Magdalena, ses yeux s'écarquillèrent d'effroi.
–Madame...
Une larme roula sur ma joue.
–Si tu ne veux plus m'aider, je comprendrais. Mais s'il te plaît, je t'en conjure, ne dis rien. Ils... Ils n'y sont pour rien. Ils n'ont pas demandé à naître condamnés. Ils...
–Artémis...
Je me tus aussitôt et cillai plusieurs fois pour distinguer Magdalena à travers ma vue embrouillée. L'effroi avait déserté son visage et elle m'observait à nouveau avec douceur.
–Le père... Vous a-t-il forcé ?
Le cœur à deux doigts de tomber en poussière, je secouai la tête. À quoi cela aurait-il servi de cacher cette vérité ? Il n'y avait de toute façon aucune différence aux yeux de la loi.
–J'avais dit « oui », repris-je d'une voix chevrotante. Lui et moi sommes coupables, mais pas nos enfants. Ils n'ont rien fait. Ce n'est pas leur faute s'ils sont le fruit de cette union illégitime.
Un silence aussi lourd que le précédent succéda à mon aveu. Puis, contre toute attente, Magdalena me sourit. J'en eu le souffle coupé. J'avais l'impression de rêver, que mon subconscient cherchait à me protéger de la vérité en m'envoyant de belles images.
Je compris qu'il n'en était rien quand elle posa la main sur la mienne : ce geste de me ramena pas à la réalité ; j'y étais déjà.
–Je ne connais que trop bien le sentiment d'être condamné à mort à sa naissance, déclara-t-elle. Je suis une Lathos. D'après notre Déesse, je suis une erreur qui n'aurait jamais dû voir le jour alors elle souhaite me voir disparaître. Mais qu'ai-je fait de mal à part exister ? Devrait-on être condamné pour cette unique raison ? Non, et il en est de même pour vos enfants. Comme vous l’avez si bien dit : ils ne sont coupables de rien. Quant à vous... Quel âge aviez-vous lors de cette union ? Treize ans ? Vous n'étiez qu'une enfant. Une enfant qui a fait une erreur et qui n'a blessé personne à part elle-même. Devez-vous en plus payer cette faute de votre vie ? Méritez-vous de mourir sans avoir droit à une seconde chance ? À mes yeux, ces questions ne se posent pas. Alors respirez, Artémis, vous n'avez rien à craindre. Tout comme votre véritable identité, ce secret est en sécurité avec moi. Jamais je ne vous dénoncerais. Ni vos enfants. Ni vous. Je vous en donne ma parole.
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