Chapitre 28 - Partie 1
KALOR
Perdu dans mes pensées, je regardai le paysage défilé par la fenêtre de la voiture sans vraiment le voir. Cette sortie censée n'être qu'une simple visite avait pris une tournure bien sombre. Lorsque le commandant était venu me retrouver après avoir conduit Lunixa auprès Magdalena, il m'avait expliqué que l'état de sa belle-mère était dû à une mauvaise chute sur la tête. Jamais je n'aurais pu imaginer qu'il n'en était rien et que la cause de tous ses maux était en réalité dû à cela.
La capacité de lire les lignes du temps.
Nous avions quitté les Raspivitch depuis un moment déjà, pourtant je n'arrivais toujours pas à me remettre de cette nouvelle. Tous les pouvoirs lathiens avaient quelque chose d'incroyable, touchaient au divin, mais celui-ci ? Il l'embrasait. Peut-être même plus que ceux des Élémentalistes, car nous avions besoin de notre élément, de quelque chose d'existant pour nous servir de nos capacités. Celui des Liseurs semblait s'appuyer sur une autre réalité que personne d'autre ne pouvait entrevoir ou effleurer. En un sens, cela me faisait penser au réseau des Gardiens, cette prison irréelle où se trouvaient les pouvoirs volés et dont eux seuls possédaient la clef.
Cependant, le pouvoir des Liseurs restait à mes yeux d'un tout autre niveau. Même si les Gardiens avait la faculté de priver un Lathos de sa nature, cet acte, aussi terrible était-il pour quelqu'un de notre espèce, était en quelque sorte réversible. Et quel poids faisait-il face à toutes les connaissances auxquelles les Liseurs pouvaient accéder ? Passé, présent, avenir... C'était comme si le monde n’avait aucun secret pour eux.
Une tension désagréable gagna mes muscles.
Madame Raspivitch était devenue folle en se servant de cette capacité. Peut-être avait-elle perdu tout ce qu'elle avait découvert avec sa raison, peut-être lui en restait-il des fragments, peut-être même possédait-elle encore toutes ses connaissances. Quoi qu'il en soit, ce qu'elle racontait était désormais dénué de sens et personne ne pouvait rien obtenir d'elle. Mais que se passerait-il si quelqu'un parvenait à protéger un Liseur de la folie et que ce savoir tombait entre de mauvaises mains ? Cet individu pourrait-il essayer de changer le futur à son avantage ou l'avenir était-il déjà tout tracé ? Pourrait-il surveiller n'importe quelle personne, à n'importe quel moment de sa vie ? Pourrait-il apprendre des secrets passés, oubliés, capable d'impacter durement le présent ? Y avait-il une limite à cette faculté, à la précision des informations accessibles ? Quelques soient les réponses à ces questions, si quelqu’un parvenait à s’emparer de ce savoir, il serait doté d'un pouvoir inégalable.
Et la Cause désirait mettre la main sur un Liseur.
Le feu en moi s'agita dangereusement. Si Ulrich et les autres dirigeants avaient vent de cette capacité, la recherche des Liseurs se muerait en véritable traque ; tous les Gardiens de nos rangs seraient réquisitionnés pour les débusquer. Plus que jamais, cela ne devait se produire.
L'idée qu'ils y parviennent et les conséquences qui en découleraient me travaillèrent durant le reste du voyage. Je ne m'écartai de ses sombres pensées qu’en sentant le carrosse s'arrêter. Nous étions arrivés. Je repoussai mes inquiétudes dans un coin de mon esprit, puis après une profonde inspiration, je sortis de la voiture. Je tendis ensuite ma main pour aider Lunixa à descendre. Une poignée de seconde passa sans que ses doigts ne l'effleurent. Surpris, je reportai mon attention à l'intérieur de l'habitacle et remarquai seulement son état : le regard dans le vague, elle semblait toute aussi perdue dans ses pensées que je l'avais été, si ce n'est plus : contrairement à moi, elle n'était toujours pas revenue à elle malgré l'arrêt du carrosse. Avait-elle été ainsi durant tout le trajet ? Je n'avais pas du tout fait attention à elle.
–Lunixa ?
Elle ne réagit pas plus. Je me penchai à l’intérieur, puis posai ma main sur la sienne. Ses cils papillonnèrent et elle revint enfin à la réalité. Ses yeux se posèrent sur moi, avant de s'agrandirent lorsqu'elle se rendit compte que nous étions devant le palais.
–Navrée, murmura-t-elle en quittant le carrosse. J'étais dans la lune.
–À quoi pensais-tu ?
–Rien de bien intéressant.
Pensait-elle vraiment que j'allais croire à ce piètre mensonge ? Mon scepticisme se refléta dans mon regard. Mal à l'aise, elle détourna le sien.
–Alors, de quoi s'agit-il ? repris-je. Est-ce toujours à cause de Madame Raspivitch ?
Après une seconde d'hésitation, elle opina. Je pris délicatement son menton en coupe et relevai son visage vers le mien. Ses traits déjà fragiles étaient tendus et ses yeux toujours un peu fuyants.
–Que t'a-t-elle dit ? m'inquiétai-je.
La mère de Magdalena avait-elle réussi à mettre le doigt sur une information la concernant malgré sa folie ? Lunixa semblait vraiment préoccupée.
–Tout un tas de choses étranges et dérangeantes, avoua-t-elle.
–À ton propos ?
Elle secoua la tête.
–Sur tout et n'importe quoi. Ça n'avait ni queue ni tête, mais c'était dérangeant.
Je caressai sa joue tandis qu'un sourire timide se dessinait sur mes lèvres.
–Tu as entendu Magdalena, ma chérie, il ne faut pas faire attention à ce que dit sa mère.
–Je sais... Je suis juste un peu fatiguée.
Entre son teint plus pâle qu'à son réveil et ses cernes visibles malgré le maquillage, elle n'avait en effet pas l'air au mieux.
–Tu devrais te reposer jusqu'au retour de la délégation, lui conseillai-je en glissant une main dans le creux de ses reins.
–Je n'ai pas fait en sorte d'avoir quelques heures de libre pour me reposer, me rappela-t-elle d'un ton dur alors que nous regagnions le palais.
–Tu l'as fait pour qu'on puisse travailler, je sais, mais tu viens de passer trois jours horribles. Accorde-toi un peu de temps.
–Je...
–Lunixa, s'il te plaît, écoute-moi. Il faut que tu prennes soin de toi. Tu as l'air sur le point de t'écrouler et te voir ainsi… m'est difficile.
Une pointe de culpabilité traversa son regard et elle baissa les yeux.
–Je sais que je ne suis pas au meilleur de ma forme, mais c'est également ton cas. Tu as parcouru la forêt nuits et jours pour nous retrouver et tu n'as fermé l'œil qu'hier soir. Alors tu as tout autant besoin de te reposer que moi, si ce n'est davantage. Même si j'étais captive, je dormais... en quelque sorte. En plus, c'est ma faute si tu as du retard dans ton travail. Je devrais t'aider.
–Lunixa...
Je pris son visage entre mes mains et l'obligeai de nouveau à me faire face.
–Regarde nous, ma chérie. Tu sais te battre et tu es bien plus forte que le laisse supposer ton apparence, je ne contredirais jamais ces deux points, mais tu as également des soucis de santé. Ta difficulté à conserver une ligne correcte, les amaigrissements qui peuvent en découler, tes terreurs nocturnes... Tout cela te fragilise. Pour ma part, ma nature me rend plus résistant qu'un humain et j'ai en plus reçu un entraînement militaire dur et strict. Mon corps a appris a enduré la difficulté, la fatigue. Donc même si ces derniers jours ont été éprouvant pour nous deux, ils l’ont été bien plus pour toi.
Lunixa croisa les bras sur sa poitrine.
–M’interdis-tu à nouveau de travailler jusqu’à ce que tu en décides autrement ?
–Oui et non. La délégation va déjà te demander beaucoup de temps et d'énergie. Jusqu'à leur départ, je préférerais que tu ne t'occupes que de cela et que tu profites de tes heures de travail pour te reposer.
–Et une fois qu'ils seront partis ?
–Nous verrons cela en temps et en heure.
La dernière fois qu'elle avait autant maigri, elle avait réussi à remonter la pente sans aide, aussi étais-je prêt à la laisser reprendre progressivement le travail si elle commençait à récupérer d'ici là. En revanche, si elle me paraissait toujours aussi fragile, je suivrais le conseil du médecin et lui ferais passer un examen plus complet avant de prendre une quelconque décision.
–Ce compromis te va-t-il ? m'assurai-je.
Lunixa acquiesça en silence. Soulagé de ne pas avoir à me battre sur ce point, je lui donnai un rapide baiser, puis la reconduisit à ses appartements.
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