Chapitre 29 - Partie 1

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LUNIXA


  Des mots se succédaient les uns à la suite des autres, sans but. Mes yeux repassaient parfois dessus pour tenter de les lier entre eux, de reformer les phrases, de leur donner un sens, en vain. Je n'arrivais plus à me concentrer sur le livre entre mes mains. Lorsque nous étions arrivés au château, parler avec Kalor avait repoussé dans un coin de mon esprit ce qu'il s'était passé chez Magdalena, mais depuis une dizaine de minutes, cela me taraudait à nouveau.

  Siryane, Créatrice, Stracony, ces trois mots occupaient toutes mes pensées. Kalor ne connaissait pas le dernier et les deux personnes qui m'avaient appelée ainsi avaient un lien avec le passé. Était-ce un terme talviyyörien qui n'existait plus de nos jours ? Ou même un terme de l'Ancien Temps ? Siryane avait plutôt l'air d'être le nom d'une femme pour qui l'Horloger m'avait prise. Une femme venant également du passé ? Quant à Créatrice..., je ne savais trop qu'en penser. Madame Raspivitch et le Lathos qui avait essayé de me tuer neuf ans plus tôt l'avaient aussi employé comme une sorte de nom, mais mon ravisseur l'avait précédé d'un article : la Créatrice.

  Je refermai brusquement mon roman et le bruit qui en résulta résonna dans le silence du salon. Il fallait que j'arrête de ressasser ces questions sans rien faire et que j'essaye de trouver leur réponse. Abandonnant mon livre sur le canapé, je quittai mes appartements et me rendis à la bibliothèque du palais.

  Alors que j'épluchais dictionnaire de talviyyörien après dictionnaire de talviyyörien, deux nobles au début de la coursive me regardaient d'un drôle d'œil. Je n’avais rien trouvé qui ressemblait de près ou de loin au terme Stracony dans trois dictionnaires d'anglais, aussi remontai-je à présent l'évolution de la langue talviyyörienne, décennie par décennie.

  L'un de mes spectateurs finit par s'approcher lorsque je rangeai à nouveau mon ouvrage pour prendre le suivant.

  –Votre Altesse, me salua-t-il en s'inclinant. Pouvons-nous vous aider ?

  –Ce ne sera pas nécessaire, répondis-je, le nez dans le livre. Mais je vous remercie de votre sollicitude.

  Je poursuivis mes recherches et l'entendis plus que je ne le vis repartir. Un bon quart d'heure plus tard, je reposai le tout premier dictionnaire, celui édité en 997, l'année qui avait signé la fin de la Guerre des pays et la création des royaumes. Un soupir m'échappa. Il n'y avait rien d'étonnant à ce que Kalor ne connaisse pas le mot « Stracony », ce dernier n'existait pas dans sa langue. Malgré mes épaules affaissées, ce constat ne m'étonnait guère : au fond de moi, je devais m'y attendre. Mais alors, d'où venait ce terme ?

  Mon regard balaya les innombrables tranches colorées face à moi, celles des dictionnaires que je n'avais pas touchés. Puisque j'étais ici, mieux valait étendre mes recherches dans d'autres langues au lieu de me pencher sur le reste de mes interrogations. Je n'aurais jamais terminé si je me dispersais.

  Prenant une profonde inspiration, je sortis un dictionnaire de cravitois.

  –Ah, Princesse.

  Surprise par ce ton soulagé, je me tournai vers le valet qui venait de parler.

  –Vous me cherchiez ?

  Il courba l'échine avant de reprendre la parole.

  –Son Altesse le Prince Kalor vous attend dans son bureau, déclara-t-il.

  –Pourquoi ?

  Cela faisait des mois qu'il ne m'avait pas faite appeler. Quelqu'un lui avait-il dit que je me trouvais dans la bibliothèque ? Il n'allait tout de même pas me reprocher d'être ici plutôt que dans mes appartements, si ? Non, il avait bien mieux à faire.

  –Je suis navré, je ne connais pas la raison de cette convocation, s'excusa le valet tandis que je rangeais mon livre et le rejoignais.

  Conformément au protocole, il me conduisit jusqu'au secrétariat. Je tentai d'en apprendre davantage sur cette convocation auprès d'Edgar, mais il n'en savait pas plus : Kalor s'était contenté de lui demander de me faire chercher.

  –Je vous en prie, fit-il en poussant la porte.

  Je le remerciai d'un air distrait, surprise par le tableau révélé par l'ouverture du battant. Aucun dossier ne s'amoncelait sur le bureau habituellement noyé sous les rapports ; le meuble avait même été complètement dégagé de tout matériel. Derrière, le siège était inoccupé. Une odeur de tabac plus prononcée que d'ordinaire irrita mes narines et une atmosphère étrange, lourde, saturait l'air. Déroutée, j'entrai dans la pièce, me tournai vers le salon et y trouvai Kalor. Avachi sur le canapé, ses interminables jambes étendues sous la table basse et une cigarette entre les lèvres, il regardait le feu de l'âtre, les yeux perdus dans le vide. Il ne semblait même pas s'être rendu compte de ma présence. Son état ne fit qu'accentuer mon trouble. Jamais je ne l'avais vu ainsi.

  Essayant de découvrir ce qui pouvait être à l'origine de son apathie, je me rapprochai sans un mot. Je remarquai alors les deux verres qui se faisaient face sur la table, jusqu'ici cachés derrière les piles de dossiers. Quelqu'un était passé avant moi et qui que ce soit, il ne devait pas être étranger à son état.

  –Kalor ?

  Toujours veule, il tourna la tête vers moi. Le voile qui couvrait son regard se leva dès qu'il croisa le mien, mais ses yeux restèrent ternes. Eux qui étaient normalement si éclatants... Avec une lenteur qui ne lui correspondait pas non plus, Kalor se redressa. Il ne réagit pas aux cendres de cigarette qui tombèrent sur sa veste dans le mouvement et me fit signe d'approcher. Je contournai la table pour m'installer face à lui.

  –Non, viens plutôt à côté de moi.

  Je m'exécutai sans discuter et pris place sur le canapé. Mes doigts effleurèrent les siens, froids, presque plus que les miens. Cela n'avait toutefois rien à voir avec ce que je ressentais quand il masquait sa température, mais plutôt comme si le feu en lui s'était tari. Une pointe d'inquiétude enserra mon cœur.

  –Kalor, que se passe...

  –Pourquoi ne me détestes-tu pas ?

  Sa question me déconcerta tant que je mis plusieurs secondes à répondre.

  –Te détester ? Mais pourquoi te détesterais-je ? Je sais que je ne suis pas très démonstrative et que... que je limite beaucoup nos rapports. Mais je t'aime, Kalor, tu devrais le savoir. Non ?

  Ses lèvres esquissèrent l'ébauche d'un demi-sourire.

  –Bien sûr que je le sais, assura-t-il avec douceur juste avant que sourire ne retombe. Cependant, je n'ai jamais compris pourquoi. Malgré tes sentiments à mon égard, tu aurais dû me détester dès que tu as découvert ma nature, alors pourquoi ? Pourquoi apprendre que j'étais un Lathos n'a rien changé pour toi ? Pourquoi ne haïs-tu pas mon espèce, comme tout humain ?

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