Chapitre 31 - Partie 1
KALOR
Edgar m'avait prévenu depuis une bonne heure que la délégation était de retour, mais je n'avais toujours pas quitté mon bureau et continuai d'enchaîner les dossiers face à moi. Alors que je me préparais à en sortir pour rejoindre nos invités, Thor était passé à son tour pour me dire qu'il allait s'occuper d'eux afin que je puisse travailler jusqu'au dîner. Avec les nouveaux rapports des soldats au manoir de l’Horloger qui étaient arrivés après le départ de Lunixa, son aide avait été plus que bienvenue. Garder un œil sur la situation et donner des directives sans être sur place n'était pas ce qu'il y avait de plus pratique, mais je ne pouvais pas vraiment me rendre là-bas pour le moment. J'avais été très absent depuis l'arrivée de la délégation et, malgré les circonstances, partir à nouveau du palais serait un véritable manque de respect. Puis il y avait aussi Lunixa... Même si elle semblait aller un peu mieux qu'à son réveil, elle venait à peine d'être secourue et était encore très fragile. Cela se voyait dans ses réactions, ses gestes, son regard... Il lui faudrait plus d'un jour avant de se remettre de son enlèvement et je voulais la soutenir dans son rétablissement, aussi bien physique que mental.
Laissant un nuage blanc s'échapper entre mes lèvres, je posai les yeux sur sa photo, à l'angle de mon sous-main. Dire qu'avant nos renouvellements de vœux, je la trouvais un brin trop fine quand elle était dans son état normal. Aujourd'hui, je priais pour qu'elle retrouve ce poids au plus vite. Elle était devenue si maigre… Je n’y avais pas fait attention lorsque je l’avais allongé sur le canapé, pris dans le feu de la passion, mais mes doigts auraient pu sans problème entourer son mollet. Et quand je l’avais redressée en vitesse à l’arrivée d’Edgar… Même une plume m’aurait paru plus lourde.
Deux coups retentirent soudain contre la porte, me tirant de mes pensées.
–Oui ! lançai-je en tapotant ma cigarette contre le cendrier, alors que mon secrétaire ouvrait déjà. Un nouveau rapport ?
–Non, le Marquis Marcus demande à vous voir.
Surpris, je haussai les sourcils. Je ne m'attendais à ce qu’un Illiosimerien vienne à mon bureau. Et de quel Marcus s'agissait-il ?
Je fis signe à Edgar de le faire entrer et il s'effaça pour laisser passer le fils du Général, un dossier à la main.
–Votre Altesse, me salua-t-il en s'inclinant tandis que mon secrétaire refermait la porte.
–Je vous en prie, Marquis, que puis-je pour vous ?
–J'étais en train de rédiger mon rapport sur l'enlèvement et le sauvetage de votre femme, mais je n'ai pas entendu ce que vous avez raconté aux soldats qui nous ont rejoint à la maison Irigyès.
Il est vrai qu'il s'était tenu à l'écart pendant que je leur avais rapporté une version modifiée du combat contre les deux proxénètes.
D'un geste de la main, je l'invitai à s'installer sur l'un des fauteuils de l'autre côté de mon bureau, puis lui répétai ce que j'avais relaté aux soldats. Pendant que je parlais, il compléta son rapport en adaptant mon récit à son point de vue, n'hésitant pas à me demander plus de précisions. Nous nous mîmes même d'accord sur de nouveaux détails afin d'enrichir ce mensonge, de le rendre le plus réaliste possible et d'avoir toutes les armes nécessaires pour répondre aux éventuelles questions que l'on pourrait nous poser.
–Je pense que nous avons couverts tous points, conclut-il après plus d'une demi-heure. Merci de m'avoir accordé votre temps. Je vous ferais parvenir la version talviyyörienne demain matin.
–Vous n'avez pas à vous presser, Marquis, tant que je l'ai avant votre départ, cela ira. En plus, après ces derniers jours, vous avez mérité un peu de repos... Pourriez-vous cependant m'expliquer tout de suite ce qu'il s'est passé quand vous avez retrouvé ma femme et l'Horloger ?
Me replonger dans le bureau du patron de la maison Irigyès avait ravivé l’ensemble des récents événements, mais il me manquait tout le dénouement. Ce moment où, enfin, Lunixa avait été arrachée des griffes du monstre qui me l'avait enlevé. Je me doutais que cela allait m'être difficile à entendre, mais j'avais besoin de savoir, maintenant. Je ne pouvais attendre plus longtemps.
Le Marquis referma son dossier, puis leva les yeux vers moi.
–J'étais en chemin pour le point de rendez-vous quand le pouvoir de l'Horloger m'a effleuré, mais je n'ai pas eu le temps de ralentir avant que la sensation disparaisse. J'ai mis un petit moment à retrouver sa trace car il se déplaçait, puis je l'ai suivi de loin pour qu'il ne remarque pas ma présence, pensant qu'il se rendait au manoir... jusqu'à ce que j'entende un premier cri.
Mes muscles se tendirent.
–Je me suis empressé de me rendre là-bas, poursuivit-il, et je suis tombé sur une femme et un homme au sol, en train de lutter. Même de là où j'étais, je voyais cependant que l'homme – l'Horloger – avait le dessus. Je n'avais pas le temps de les rejoindre pour l'arrêter. Alors je me suis approché et dès que j'ai été assez près pour tirer, je suis descendu de cheval et je me suis mis en position. Entre temps, l'Horloger avait fini par l'emporter et il surplombait votre femme, toujours à terre. Je ne voyais plus que ses jambes sous lui, ainsi que l'éclat de la lame qu'il brandissait au-dessus d'elle. Mon carreau s'est fiché dans son crâne au moment où il l'a abaissée.
J'avais beau savoir que Lunixa allait bien, qu'elle était en vie, non loin, mon pouvoir réagit violemment à ces mots et les flammes des bougies alentours s'embrasèrent. Je dus lutter pour garder un semblant de contrôle. Cela s'était joué à si peu !
–Si vous étiez arrivé une seconde plus tard ou aviez eu la moindre hésitation...
–Votre femme serait toujours en vie, me coupa le Marquis.
Le feu dans mes veines se figea d'un coup.
–Comment cela ?
–Au moment où j'ai tiré, une détonation a retenti. J'ai encore touché l'Horloger trois fois avant qu'il ne s'écroule, puis je me suis finalement approché. Pendant que j'avançais, votre femme a repoussé son corps, s'en est éloigné, puis a tendu son bras. J'ai tout juste eu le temps de reconnaître l'arme dans sa main que neuf nouvelles détonations s'en sont suivis.
Mes yeux s'agrandirent en comprenant ce qu'il insinuait.
–Elle avait...
–Une arme à feu, oui. Un pistolet pour être plus précis. Vu le contenu du manoir, je ne serais pas étonné d'apprendre que l'Horloger possédait ce genre de reliques, bien qu'elles soient interdites... Votre femme a simplement dû prendre la première arme qui lui tombait sous la main quand la situation s'est envenimée ou quand elle a voulu se rebeller contre lui. Et lui a dû regretter l'avoir chargée quand la première balle l'a touché, car votre épouse n'a pas manqué ce coup, ni aucun autre.
Les détonations que j'avais entendues lorsque je remontais la trace de Lunixa résonnèrent à nouveau dans mon esprit. Dire que j'avais été si proche...
–Où est cette arme, à présent ?
–Votre femme me l'a donné quand je lui ai confirmé que l'Horloger était mort, puis je l'ai remis à un soldat à notre arrivée au manoir.
–Bien.
Même si mon pouvoir s'était très légèrement apaisé en apprenant qu'elle n'avait pas été sans défense, j'étais soulagé de savoir que ce pistolet n'était plus en possession de Lunixa. Le garder, s'accrocher à cet objet en lien avec son enlèvement, l'aurait empêché de tourner la page. Et cela aurait aussi pu lui causer de gros problèmes si quelqu'un l'avait découvert dans ses affaires.
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