Chapitre 34 - Partie 2
En fin de compte, je n'eus presque pas le temps de réfléchir à ce que je devais dire au Roi que le déjeuner se terminait déjà. Mon beau père plongea son regard dans le mien pour m'ordonner sans un mot de rester ici, puis invita nos convives à se rendre dans la véranda pour le café. Je me levai lentement tandis qu'ils partaient tous et Kalor se plaça à mes côtés, posant une main possessive autour de ma taille. Ce geste n'échappa pas à la Reine et une vague de haine se déversa dans son regard. Cet éclat fut toutefois si fugace qu'il avait disparu lorsqu'elle passa à côté de nous pour accompagner nos hôtes, une seconde plus tard. Parfois, j'en arrivais presque à admirer la faculté qu'elle avait de masquer la répulsion que je lui inspirais ; que tous les humains, même son mari, lui inspiraient : elle nous exécrait du plus profond de son âme, pourtant elle ne laissait rien transparaître et nous souriait comme si de rien était. J'avais beau vivre aussi une vie de mensonge, jamais je n'en aurais été capable. Discrètement, je suivis du regard ce maître de la tromperie jusqu'à ce qu'elle quitte la pièce, avant de reporter mon attention sur le Roi, qui arrivait à notre hauteur.
–Laissez-nous, ordonna-t-il aux domestiques venus débarrasser les assiettes. Nous devons nous entretenir.
Des « Votre Majesté » désordonnés lui répondirent, puis, après une inclinaison, ils disparurent aussi vite qu'ils n'étaient arrivés, refermant les portes derrières eux. Mon cœur s'accéléra.
–Bien... Vous ne pouvez pas chanter, mais vous jouer du piano, résuma mon beau-père en allumant une cigarette. Que savez-vous faire d'autre ?
–Eh bien..., hésitai-je surprise par cette question, je sais également jouer du violon, toutefois mon niveau est loin d'égaler celui que j'ai en chant ou au clavier.
J'avais aussi commencé à apprendre le violoncelle avant mon départ pour Talviyyör, séduite par les graves profonds et envoûtant de cet instrument, mais je ne possédais que les bases. De toute façon, même si je l'avais maîtrisé davantage, je n'en aurais rien dit ; il était plutôt mal vu pour une jeune femme, qui plus est de bonne famille, d'en jouer. La position nécessaire pour le tenir était jugé trop inconvenante.
–Du violon, vraiment ? s'étonna Kalor. Pourquoi ne me l'as-tu pas dit ? Je t'aurais emmené chez le luthier en chercher un.
–Je n'en joue plus depuis plusieurs années.
C'était un instrument magnifique, qui permettait de transmettre davantage ses émotions que le piano, comme tout instruments à cordes frottées. Toutefois, j'avais toujours trouvé assez déplaisant le son grinçant de ses aigus, aussi n’y avais-je plus touché depuis mon départ du palais. Et désormais, je risquais encore moins de saisir un archet pour en caresser un ; cela me rappellerait trop l'Horloger.
–Avez-vous tout de même un niveau élevé en violon ? s'enquit le Roi après avoir soufflé une volute de fumée.
–Je pense... Pardonnez-moi, Majesté, mais pourquoi ces questions ?
–Comme Monsieur Sangos nous a déjà interprété un morceau de piano, hier, vous ne pouvez en faire à votre tour. Cela serait déplacé et mal vu. D'aucuns pourraient croire que vous cherchez à démontrer qui est le meilleur de vous deux.
Il n'avait pas tort... Un profond soulagement se répandit en moi ; je n'avais plus à négocier pour ne pas jouer un morceau.
–Voilà pourquoi j'espérais que vous vous distinguiez encore dans un autre domaine, poursuivit-il, et le violon semble être un substitut tout indiqué. Si je contacte un luthier pour nous en faire livrer un, serez-vous prête d'ici demain ?
Mes yeux s'agrandirent.
–Mais voyons, père, intervint Kalor, elle vient de vous dire qu'elle n'y avait plus touché depuis des années. Vous ne pouvez lui en placer un dans les mains aujourd'hui et espéré qu'elle nous interprète une sonate d'ici demain soir.
–Un vrai musicien n'oublie jamais comment jouer d'un instrument une fois qu'il l'a maîtrisé, rétorqua le Roi avant de reporter son attention sur moi. Alors serez-vous prête, Lunixa ?
Son ton et son regard se durcirent lorsqu'il prononça mon nom, me défiant de le contredire. Entre les trois options qui se présentaient à moi, celle-ci était ma meilleure option, et de loin ! Quand bien même cela raviverait des souvenirs de mon enlèvement, je n'avais pas un style assez défini avec cet instrument pour que les Marcus reconnaissent mon doigté et, contrairement à eux, l'Horloger était mort. Il ne pouvait plus rien me faire, à part me hanter. Alors si je ne pouvais échapper à cette prestation devant la cour...
Une idée jaillit soudain de mon esprit.
–Et si je proposais à Monsieur Sangos un duo ?
Dame Nature, comment avais-je pu ne pas y songer plutôt ? C'était la solution parfaite ! Piano ou violon, aucun des deux n'importerait. Si nous jouions ensemble, toute l'attention ne serait pas rivée sur moi et je pourrais me cacher derrière lui. De plus, au lieu de la possible rivalité que craignait mon beau-père, cela démontrerait le lien entre nos deux pays.
Le Roi fronça les sourcils à cette proposition, puis détourna le regard en portant sa cigarette à ses lèvres, l'air pensif.
–Un duo... Oui, c'est une idée intéressante, très intéressante, même. Cela ne sera jamais aussi bien que si vous nous aviez offert une aria a cappella, mais c'est le meilleur compromis que nous puissions trouver. Reste à savoir si Monsieur Sangos accepterait et avec quel instrument vous l’accompagneriez.
–Puisque Lunixa a une bien meilleure maîtrise du piano, proposer au compositeur un quatre mains me paraît plus adéquat, déclara Kalor.
Faire courir mes doigts sur un clavier devant les Marcus m'angoissait toujours autant, cependant je devais voir le bon côté des choses. Un tel morceau me permettrait de me cacher bien plus derrière Monsieur Sango que si nous jouions un morceau pour piano et violon. Il me faudrait juste calquer mon doigté sur le sien.
–Tu as raison, fils, approuva son père. Monsieur Sangos ne serait de plus pas vu comme un simple accompagnateur, mais bien comme le second soliste de cette prestation. (Il reposa les yeux sur nous.) Bien, c'est décidé : Lunixa, vous interpréterez un quatre mains avec Monsieur Sangos si celui-ci accepte de jouer avec vous ; autrement, ce sera un morceau de violon.
–Oui, Votre Majesté.
–Vous pouvez disposer.
Je lui offris ma révérence, puis laissai Kalor me conduire hors de la salle-à-manger. Une fois dehors, je ne pus m'empêcher de prendre une profonde inspiration.
–Tout va bien ? s'assura-t-il en frottant délicatement mon dos.
–Oui, ne t'inquiète pas.
À part annuler cette performance, je n’aurais pu espéré meilleure solution. Rien n’était encore sûr, mais un poids sembla s'ôter de mes épaules à cette pensée et un petit sourire vint même ourler mes lèvres.
–Allons, repris-je en glissant mon bras sous le sien. Il est temps de rejoindre nos invités. Une discussion de la plus haute importance m'attend avec l'un deux.
L'air sérieux de Kalor s'envola face à mon visage plus apaisé et il me couva à nouveau d'un regard chaleureux.
–J'espère vraiment qu'il va accepter, susurra-t-il avant de déposer un doux baiser sur mes lèvres.
Et moi donc...
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