Chapitre 48 - Partie 1

6 minutes de lecture

LUNIXA


  Un lourd silence régnait dans l'habitacle de la voiture. Les yeux rivés vers l'extérieur, j'observai les arbres de la forêt défiler par la fenêtre en essayant d'ignorer ce mutisme oppressant, sans grand succès. Je le sentais peser sur mes épaules, de même que le regard de Kalor, de temps à autre.

  Quand il était arrivé dans les appartements de Mathilda, en compagnie de Thor, j'avais été aussi surprise qu'heureuse de le voir plus détendu qu'au moment où il m'avait laissée entre les mains de Valkyria. Il était loin d'être complètement apaisé, mais cette légère baisse de tension m'avait soulagée. Hélas, elle avait été brutalement balayée par Mathilda, qui l'avait accueilli en l'appelant « futur papa ». Dès que ces termes avaient franchi les lèvres de ma belle-sœur, tout son corps s'était raidi et ses muscles ne s'étaient pas relâchés depuis. Les sourires que je lui avais adressés pour essayer de le décrisper ou les quelques mots que Valkyria lui avait glissés en aparté, juste avant que nous partions, n'avait rien changé. Il m'avait conduit hors du palais d'un pas pressé, puis nous étions montés en voiture sans un mot.

  Cette atmosphère pesante nous accompagna jusqu'à la maison de Magdalena, nullement allégée par l'heure de trajet que nous avions mis pour parvenir ici. Toujours en silence, Kalor s'empressa de sortir du carrosse, m'ouvrit le portail, puis m'emboîta le pas sur le chemin gravillonné qui menait à la porte. Une fois arrivée devant, je levai la main pour toquer, mais un vague d'appréhension me gagna soudain et retint mon geste. Freyja allait-elle nous prouver que les analyses n'étaient pas aussi fiables qu’on le prétendait ou confirmer le diagnostic du médecin ? Et Frigg, comment allait-elle réagir à ma présence ? La dernière fois, ma venue lui avait fait perdre tout contrôle.

  Deux coups retentirent soudain contre le bois et m'arrachèrent un sursaut. Malgré ses propres craintes, Kalor n'avait pas hésité un instant à toquer.

  Une seconde de silence suivit son geste, puis quelqu'un dévala les escaliers dans un vacarme digne d'un éléphant. Un « Maman, non ! » eut à peine le temps de retentir que la porte s'ouvrit brusquement sur Frigg. L'immense sourire qui fendait son visage et s'étendait jusqu'à ses grands yeux à l'étrange éclat innocent s'étira encore. Dans un petit cri excité, elle trépigna sur place, puis se tourna vers l'intérieur.

  –Magdi, Magda ! cria-t-elle. C'est la Silencieuse, elle est revenue ! (Elle pivota vivement vers moi.) Vite, vite, rentre. Et toi aussi, ajouta-t-elle pour Kalor.

  Sans nous laisser le temps de faire un pas, elle l'empoigna par le bras et le tira à l'intérieur, puis je suivis le mouvement. Magdalena apparut à l'angle de l’escalier alors que sa mère refermait derrière nous. Ses cheveux désormais court rassemblés dans une petite queue de cheval dégageaient son visage et ne dissimulaient rien de l'étonnement que lui procurait notre visite impromptue.

  –Altesses, nous salua-t-elle en descendant les dernières marches. Que fais-vous là ?

  –Mais tu le sais, Magda ! s'écria Frigg alors que Kalor allait répondre.

  Elle la rejoignit en sautillant et se mit à la secouer comme un prunier.

  –Lis, ma madeleine. Lis ! Il arrête pas de parler !

  Les yeux de Magdalena se reposèrent sur nous avant de s'écarquiller d'un coup. Le souffle lui manqua.

  –Est-ce vrai ?

  –Non, affirmai-je.

  –Nous l'ignorons, répondit au même moment Kalor, d'où notre venue. Nous espérions...

  Frigg le coupa d'un bruit désapprobateur avec sa langue. Relâchant sa fille, elle s'approcha de lui et pencha la tête sur le côté. Ses immenses yeux de chouette le fixait avec une intensité dérangeante.

  –Il ne faut pas douter, dieu du feu. La Silencieuse dit la vérité : l'enfant n'est pas là. Pas encore. (Ses paupières se plissèrent.) À moins qu'il soit déjà arrivé ? Oh... Je ne m'en souviens plus. Ma tête est toute cassée.

  Les mains dans le dos, elle tourna sur elle-même, le nez en l'air avant de se frapper le crâne.

  –Toute, toute cassée, répéta-t-elle.

  Dans un soupir, Magdalena attrapa son poignet sans la brusquer pour qu'elle arrête de se faire du mal, puis elle nous invita à nous installer dans la cuisine. Après que Kalor se fut assis en bout de table et moi sur le côté, elle força sa mère à prendre place en face de moi. Frigg y resta toutefois à peine une seconde. Dès que sa fille lui tourna le dos pour chercher de quoi nous servir un thé, elle se leva et vint s'installer à ma droite, rapprochant sa chaise le plus près de moi possible. Je déglutis avec difficulté.

  –Maman, soupira Magdalena quand elle le remarqua. Laisse la Princesse tranquille.

  –J'ai rien fait. J'ai déjà promis : je touche pas la Silencieuse. Mais j'aime bien être à côté d'elle. Les émotions, c'est le bazar, mais elle parle pas. C'est reposant.

  Elle ferma les yeux et se pencha sur le côté, comme pour s'appuyer sur mon épaule. Cependant, comme promis, elle ne me toucha pas et s'arrêta à quelques centimètres de moi. Même si sa proximité ne me mettait guère à l'aise, je me forçai à prendre une profonde inspiration et à me détendre. Elle avait beau m'incommoder, en particulier lorsqu'elle me fixait de ses immenses yeux de chouette, comme si elle cherchait à me sonder, son comportement était tout à fait innocent. Tant qu'elle ne perdait pas le contrôle.

  En voyant Magdalena m'interroger du regard, je lui fis comprendre que tout allait bien et elle s'autorisa enfin à se concentrer sur le service. Une douce odeur de fruit rouge embauma l'air lorsqu'elle remplit la première tasse.

  –Freyja n'est pas ici pour le moment, déclara-t-elle. Elle est sortie il y a peu pour aller faire des courses. Je viens de lui demander de rentrer, mais ça va lui prendre une petite demi-heure.

  Kalor expira avec difficulté, paupière closes.

  –Hé, ce n'est qu'une demi-heure, murmurai-je. Comparé à la semaine d'attente du médecin, ce n'est rien.

  Après une hésitation, il opina.

  –Désolé, j'aimerais seulement être enfin sûr, savoir ce que nous devons faire, si je dois te protéger de la Cause ou si nous pouvons nous détendre. (Magdalena lui donna une tasse et il la fit tourner entre ses doigts.) Être dans l'ignorance est pire que tout.

  –La Cause ? répéta Frigg d'un air intrigué. Oui. Il faut la protéger. La déesse de l'eau va lui faire du mal. Beaucoup de mal. (Kalor leva vivement les yeux vers elle.) La robe blanche, toute blanche soudain rouge. La neige aussi, rouge. Toute rouge autour d'elle.

  Mon souffle se suspendit et je la dévisageai un instant avant de me tourner vers Kalor et Magdalena.

  –Est-elle en train de parler de nos renouvellements de vœux ?

  –Oui, confirma Frigg avant quiconque. Les renouvellements de vœux, c'est ça. La Silencieuse a du sang sur les mains et la déesse de l'eau jaillit de l'obscurité. Puis elle lui fait du mal. Beaucoup de mal.

  Les traits soudain tendus, elle secoua la tête et ébouriffa sa chevelure de feu si semble à celle de sa fille.

  –C'est une erreur, elle ne devrait pas faire ça. Non, non. Elle s'est détourné de sa mission. Beaucoup se sont détournés de leur mission. L'imposteur, c'est à cause de lui. La détresse, la douleur, la peur... Elle profite de tout.

  Leur mission ? L'imposteur ?

  –Ne faites pas trop attention à ce qu'elle dit, nous rappela Magdalena.

  –Il n'y a vraiment pas un mot de censé dans ce qu'elle dit ? m'enquis-je un peu perturbée par ses histoires.

  –Sûrement, concéda-t-elle, mais c'est impossible de dissocier le vrai de la folie. Comme vous venez de le voir, elle est partiellement au courant de ce qu'il s'est passé lors de vos renouvellement de vœux, mais pour elle, ils n'ont pas encore eu lieux. Elle mélange aussi bien les informations en sa possession que leur temporalité. Passé, présent, futur... elle ne sait plus dans quel ordre les classer.

  J'assimilai ces informations d'un hochement de tête et pris l'un des gâteaux qu'elle venait de servir sur une assiette en porcelaine tandis que Frigg trempait un doigt dans sa tasse. Elle fit tomber plusieurs gouttes de thé sur la table, puis commença à dessiner avec le liquide.

  –C'est très triste, souffla-t-elle d'une voix à peine audible. Les voir agir ainsi, ça lui fait mal. Très mal. Elle pleure beaucoup, vous savez ? Sa volonté se meurt. Elle va mourir, s'éteindre, disparaître au plus profond d'elle-même.

  –Maman, murmura Magdalena, et si tu nous racontais plutôt ce que tu as fait aujourd'hui ? Je suis sûre que le Prince et la Princesse aimeraient entendre parler de ta dernière broderie. Et si tu allais aussi la chercher, pour lui montrer ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Asa No ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0