Chapitre 51

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KALOR


  Le sourire de Frigg s'agrandit et elle vida sa coupe d'une traite alors qu'un lourd silence seulement entrecoupé par une plainte de Freyja s'abattait sur la chambre. Interdit, je la dévisageai un instant avant de me tourner vers ma paire. Elle aussi fixait la mère de Magdalena d'un air hébété, mais son attention glissa vers moi lorsqu'elle sentit mes yeux posés sur elle.

  Un voile sembla se lever sur mon esprit. Mon pouvoir se raviva.

  –Son pair... Elle serait dans cet état parce que son homologue masculin vient de mourir et que le nouvel Élémentaliste de la Terre est en train de naître ?

  –Bien sûr ! s'exclama Frigg avant de froncer les sourcils d'un air embêtée. Pourquoi tu poses la question, dieu du feu ? Tu connais bien. Ça t'est arrivé aussi.

  Certainement pas. Jamais je n'avais vécu ce que Freyja était en train de subir. Cependant, en dehors de ce point, Frigg ne se fourvoyait pas. Elle avait beau ne plus avoir l'esprit clair, en cet instant, elle était dans le vrai. J'en étais absolument certain. Dès que j'avais commencé à formuler ma question, le feu avait enflé dans mes veines, m'avait poussé à aller jusqu'au bout de ma pensée, puis il avait caressé mon esprit avant de se relâcher, me laissant une étrange impression, comme s'il avait appuyé mes propos pour les confirmer.

  –Tu te souviens ? poursuivit Frigg. Le changement de ta paire qui déchaîne le feu ? La lave dans les veines ? Oui. Vous êtes liés. Deux moitiés d'un même pouvoir.

  Puisque Lokia avait aussi traversé cette épreuve, cela signifiait qu'un nouvel Élémentaliste de l'eau était également né depuis peu.

  –Oui, oui ! s'enthousiasma Frigg. Bientôt, un nouveau Élémentaliste de l'eau aussi ! Alors vite. Il faut fêter ça !

  Toute excitée, elle alla chercher les coupes pleines sur le buffet. Un rire des plus enfantin franchit ses lèvres.

  –Hihihi. Il y a plein de renaissances.

  –Êtes-vous vraiment sûr de vous, Altesse ? (Je me tournai vers Magdalena, dont le teint était presque aussi blanc que les première neige.) Vous n'avez pas le moindre doute sur la véracité de ses propos ?

  –Non, aucun, confirmai-je, mais je ne saurais expliquer clairement pourquoi. C'est comme si cette certitude était gravée au fond de moi.

  Elle pivota vers Freyja, qui cligna longuement des paupières pour acquiescer.

  –J'ai la même... impression. Quand il a évoqué l'idée, quelque chose... en moi....

  Un énième gémissement l'empêcha de finir sa phrase.

  –Si elle est bien dans cet état à cause de son homologue, cela signifie-t-il qu'elle va souffrir tant que son Ascension ne sera pas fini ? demanda Lunixa.

  Magdalena inspira avec difficulté. Si c'était bien le cas, Freyja ne retrouverait pas le contrôle avant au moins une semaine.

  Frigg secoua la tête, puis me donna un verre de vin.

  –Freyji Freyja renaît pas, déclara-t-elle en passant à Lunixa, qui sembla prendre uniquement la coupe par réflexe. Elle est juste perturbée par le changement de sa moitié. Un peu triste aussi ; son confrère est mort.

  –Je me contrefous de mon confrère ! cingla Freyja avant de fermer les yeux, en proie à un nouvel élancement.

  Son éclat ne fissura en rien le sourire rayonnant de la mère de Magdalena, au contraire.

  –Oui. Juste un peu perturbée et triste. Ça va vite s'arrêter pour elle. Tiens Magdi.

  Cette dernière repoussa le verre qui lui était offert.

  –Vite comment ? (Elle reposa les yeux sur moi.) Combien de temps la Marquise Piemysond avait été dans cet état ?

  –Sept, déclara sa mère avant que je n'aie le temps de répondre. (Ses sourcils se froncèrent.) Ah non, ça s'était sa naissance de déesse de l'eau. Comme pour la naissance de déesse de la terre de Freyji. C'est souvent sept. Oui. Presque toujours. Mais pas toi, nuança-t-elle en se tournant vers moi. Non. Toi, c'était dix.

  Mon pouvoir s'agita alors que cette effroyable période émergeait des tréfonds ma mémoire.

  –C'est très long, mais tu étais déjà grand, continua-t-elle en essayant de forcer sa fille à prendre la coupe. Le nouveau aussi est déjà grand. Il va beaucoup souffrir. En plus, il est tout seul. Il peut pas non plus se soigner comme Freyji Frey...

  Magdalena finit par saisir la coupe.

  –Voilà, Maman, j'ai pris le verre. Maintenant, peux-tu rester calme un instant, s'il te plaît ? J'aimerais savoir dans combien de temps Freyja retrouvera le contrôle.

  Frigg pencha la tête sur le côté.

  –Elle l'a perdu comment ? Avec ou sans havankila ? (Elle grimaça et feula.) Méchante fleure. Elle m’empêche de lire.

  –Avec la renaissance de son pair, intervint Lunixa.

  Frigg se tourna vivement vers elle. Comme à chaque fois qu'elle posait les yeux sur ma belle Illiosimerienne, son regard se mit à briller avec force et un immense sourire fendit ses lèvres.

  –Nous cherchons à savoir combien de temps Freyji, Freyja va souffrir de la renaissance du dieu de la terre, poursuivit Lunixa avec une grande douceur.

  Son timbre me rappelait celui qu'elle employait quand elle parlait à des enfants. Elle lui adressait aussi ce regard bienveillant qu'elle leurs réservait, masquant au mieux ses inquiétudes sous un tendre sourire.

  Les lèvres de Frigg s'arrondirent en un O parfait.

  –Ooooh... Deux. (Elle lui présenta son index et son majeur.) Deux jours, Silencieuse.

  Lunixa me jeta un coup d'œil interrogateur. J'opinai avec une certaine réserve.

  –Lokia m'a dit qu'elle avait souffert pendant deux jours. Donc si cette période est constante, ça devrait être la même chose pour Freyja.

  Un tel soulagement submergea Magdalena qu'elle dut prendre appuis sur la table de nuit alors que Freyja poussait un profond soupir.

  Dans un petit rire joyeux, Frigg sautilla dans la chambre et retourna au buffet. Elle saisit le dernier verre qu'elle avait rempli, puis se rapprocha du lit et le déposa sur la table de nuit.

  –Pour que tu fêtes aussi la renaissance du dieu de la terre, expliqua-t-elle à Freyja. Tu pourras bientôt le faire, ne t'inquiète pas ma Freyji, Freyja. Et en attendant, je vais prendre bien soin de toi. Même si tu m'as criée dessus et que tu me donnes parfois le méchant médicament qui m’empêche de lire.

  Le visage de l'intéressée de décomposa.

  –Oh pitié… non.

  Le sourire de Frigg s'agrandit.

  –Hé si !

  Freyja ferma les yeux et tourna la tête de l’autre côté du matelas, semblant adjurer toute la patience dont elle était capable. La mère de Magdalena pencha la sienne sur le côté, puis tendit la main vers elle. Magdalena et Lunixa firent un pas en avant alors que je m'apprêtais à me téléporter pour l'arrêter.

  Quoi que nous ayons entrepris, nous nous figeâmes soudain tous les trois, le souffle coupé.

  Tout air enfantin venait de disparaître du visage de Frigg.

  Un sourire discret mais empreint d'une grande douceur remplaçait son large sourire mutin. Ses yeux ne ressemblaient plus à deux billes immenses, comme sans cesse émerveillés par tout ce qu'ils voyaient ; pour la première fois, ses paupières étaient visibles et caressaient le haut de ses iris, leur conférant une forme bien plus commune. Le relâchement des muscles qui forçaient ses prunelles à rester écarquillés en temps normal fit apparaître les pattes d'oies qui en creusaient le coin et qui, à leur tour, semblèrent révéler les autres rides d'expression de son visage.

  Mais surtout, elles soulignaient la profonde tendresse et la profonde sagesse qui se reflétaient dans son regard. Une tendresse débordant d'amour maternel et une sagesse dûment acquise par l'expérience.

  Alors que je n'avais jamais réussi à donner d'âge à Frigg, je n'eus aucun mal à estimer celui de cette cinquantenaire épargnée par les années. La différence était si forte que j'avais même du mal à croire qu'il s'agissait de la même personne.

  –Freyja ? murmura-t-elle.

  Cette dernière rouvrit brusquement les yeux, ce qui lui arracha une grimace, mais dès que la douleur passa, elle refit face à la mère de son amie, interdite. Frigg lui sourit avec bienveillance.

  –Tout va bien se passer, ma belle. Cette fois-ci, tu n’es pas seule. (Elle passa délicatement la main dans les cheveux.) Nous allons nous occuper de toi, comme tu t’occupes de moi ; je te le promets.

  Freyja eut du mal à respirer. Frigg caressa une dernière fois sa chevelure crépue, puis se tourna vers sa fille. Une désolation aussi brutale qu'abyssale s'abattit sur ses traits, ses yeux se mirent à briller sous l'afflux de larmes, mais elle ne cessa de sourire. Une perle d'eau roula sur sa joue.

  –N’est-ce pas, ma chérie ?

  Les lèvres de Magdalena s’entrouvrirent, mais avant qu’elle n’ait prononcé le moindre mot, sa mère cilla et toute trace d'affliction et de maturité s’effacèrent. Ses traits retrouvèrent un air espiègle de plus candide, ses rides s'atténuèrent et elle rouvrit les yeux en grand, recouvrant cette lueur ingénue si particulière.

  Alors qu’elle s’apprêtait à nous offrir un immense sourire, elle s’arrêta et fit la moue.

  –Eh bah, ma petite madeleine en sucre, pourquoi tu pleures ? Faut pas pleurer, la déesse de la terre va aller bien. Pas vrai, Freyyyyy…. ji ?!

  Elle lui appuya sur le bout du nez, puis éclata de rire.

  –T’as vu, Magdi ?

  Magdalena détourna le regard un instant, luttant contre ses larmes, puis elle lui rendit son sourire. Une telle tristesse s'en dégageait que Freyja murmura son nom, Lunixa eut un mouvement vers elle et mon sang s'échauffa.

  –Oui, Maman, j'ai vu.

  Sa voix manqua de se briser sur la fin, mais elle ne s'effondra pas et continua de sourire à sa mère. Les lèvres de celle-ci s'étirèrent encore plus.

  –Super ! Alors maintenant, fêtons la renaissance !

  Elle se resservit en vitesse un verre, puis le brandit en l'air.

  –Au nouveau dieu de la terre !

  Elle vida à nouveau sa coupe et nous accompagnâmes son geste. Chacun pour nos propres raisons.

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