Chapitre 52 - Partie 2
Je raffermis un peu plus mon étreinte et nous restâmes ainsi, en silence, pendant quelques minutes avant que je la libère pour la laisser reprendre le nettoyage de ma chemise. Malgré la taille importante de la tâche, le sang était encore relativement frais et elle parvint presque à la faire disparaître complètement. Seule une légère trace refusa de partir.
Comme nous ne pouvions attendre que le tissu sèche à l'air libre, Lunixa l'essora bien, puis plaça la partie humide sur ma paume. Je plaquai l'autre dessus, libérai une partie de mon pouvoir et le concentrai dans mes mains.
Un éclat amusé naquit dans les yeux de ma belle Illiosimerienne, ravivant son regard.
–Qu'y a-t-il ? demandai-je.
–Penses-tu que ta pair se serve aussi de ses pouvoirs ainsi ?
Mon expression se fit mutine.
–Ah, ma chère, c'est là l'une de leurs utilisations fondamentales.
Ma plaisanterie lui arracha un sourire. Fermant les yeux, elle secoua la tête et une de ses mèches immaculées glissa devant son visage. Elle la replaça derrière son oreille avant de reposer les yeux sur moi. Nos regards se perdirent un instant l'un dans l'autre, puis son air devint soudain pensif.
–Cela t'arrive-t-il de penser à elle ? De t'interroger à son sujet ? De te demander qui elle est, comment elle est, ce qu'elle est...
–De temps à autre, admis-je, mais toutes ces questions sont toujours restées sans réponses. Même les révélations d'aujourd'hui ne m'aident pas vraiment. Puisque les éléments choisissent de jeunes hôtes à la mort du précédent et que je n'ai pas eu à supporter le changement de consœur, cela doit vouloir dire qu'elle est plus âgée que moi. C'est tout ce que je peux en déduire. Je n'ai aucun moyen de déterminer si elle est d’un, dix, vingt, voir quarante ans mon aînée. Les pairs de Freyja et Lokia doivent en revanche être plus jeunes qu'elles et avoir normalement entre dix et douze ans.
–De si grands pouvoirs dans de si petites mains..., dit-elle d'une voix songeuse. (Une expression chaleureuse gagna ses traits.) À cet âge, ils doivent représenter une source de jeu intarissable.
Je confirmai d'un hochement de tête. Quand nous étions petit, Lokia se servait souvent des siens pour créer des figurines de glaces, contrôler ses projectiles lors des batailles de boules de neige, donner des formes à l'eau...
Alors que ces vieux souvenirs remontaient des profondeurs de ma mémoire, d'autres, bien plus récents, rejaillirent à leur tour et mon sang s'embrasa. Cette fillette joviale qui n'aurait pas fait de mal à une mouche était morte des années auparavant, transformée à jamais par la Cause.
Le regard de Lunixa se fit lointain, son sourire nostalgique.
–Cela me fait penser aux jeunes Lathos que j'avais surpris en train de s'amuser à passer sous une bulle d'eau avant qu'elle n'éclate, juste avant mon départ pour Talviyyör.
Mon cœur manqua un battement. Quelques secondes passèrent, puis ma chemise manqua de me glisser entre les doigts alors que mes yeux s'arrondissaient et que je la dévisageais, interdit. Lunixa fronça les sourcils.
–Qu'y a-t-il ?
–Que viens-tu de dire ?
–Que les enfants jouaient à passer sous une bulle d'... (Sa voix mourut sur ses lèvres.) Oh Dame Nature, souffla-t-elle en y portant une main, hébétée. Il... Il s'est passé tant de chose depuis ce moment qu'il m'était complètement de la tête, mais... à mon départ d'Illiosimera, j'ai vu un groupe de jeune Lathos jouer avec des bulles d'eau, sur la plage. Elles se formaient à partir de la mer, puis s'élevaient dans les airs pour venir léviter au-dessus de leur tête. Le but du jeu était de ne pas se trouver en dessous au moment où elle éclatait.
Les yeux perdus dans le vide, comme dans un état second, je me laissai tomber sur le rebord de la baignoire. Chacun de ces mots se répercutait avec force dans mon esprit sans parvenir à s'y ancrer. Il ne pouvait y croire, il s'y refusait. Nous n'étions que huit au monde et il était déjà inconcevable trois d'entre nous résident à Talviiyör ou qu'un représentant de chaque élément ait été présent au royaume lors du séjour des Illiosimeriens. Ils ne pouvaient être également plusieurs dans leur pays. Lunixa ne pouvait avoir vu l'homologue de Lokia. Elle ne pouvait connaître plus de la moitié d'entre nous.
–Que se passe-t-il, à la fin ? soufflai-je. Trois ici, deux à Illiosimeria. Pourquoi ne sommes-nous pas mieux répartis à travers le monde ?
« Les éléments ont été éparpillés, mais ils cherchent à se rassembler. »
La voix de Frigg résonna en écho à mes pensées, me troublant encore plus. Était-ce qu'elle avait insinué ?
–Deux à Illiosimera ? répéta Lunixa, sourcils froncés.
–Oui : l'un des petits garçons que tu as vus et le Marquis Marcus.
Son souffle se coupa.
–Je... te demande pardon ?
–Le Marquis Marcus est l'Élémentaliste de l'air ; je l'ai découvert quand nous avons rendu visite au patron de la maison Irigyès.
Son visage perdit des couleurs et elle prit appuis sur le lavabo, le regard hagard. Un sourire sans joie étira mes lèvres.
–J'ai eu à peu près la même réaction. Je pensais en outre être au bout de mes surprises après avoir découvert que quelqu'un comme lui se trouvait parmi tes compatriotes et qu'il était sûrement l'un des plus puissants de sa race
–Quelqu'un comme lui ? Que... Qu'est-il ?
Je fronçai les sourcils, troublé par sa question.
–Eh bien, comme toutes personnes avec des cheveux et des yeux dorés, c'est un Gardien. Nous ne t'avions jamais dit qu'ils étaient reconnaissables à ces particularités physiques ?
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