Chapitre 53 - Partie 2
Oh non... Par la Déesse...
L'image de ma fille tourna la tête vers moi et me sourit, ses magnifiques prunelles vairons illuminées d'une joie toute enfantine.
J'y faisais si peu attention que cela ne m'avait pas interpellé jusqu'à présent, mais contrairement à Alexandre, Éléonora n'avait pas complètement hérité de mes anciens yeux chocolat. Seul l'un des deux avait pris cette couleur. L'autre lui venait... de son père. Cela signifiait-il qu'elle était comme lui ?
–Lunixa ?
Je relevai vivement la tête vers Kalor et mes épaules s'affaissèrent. Le voir, lui, un métis Lathos, étiola la possibilité farfelue qui m'avait traversé l'esprit. Non, bien sûr que non, ma fille n'était pas une Gardienne. Les enfants n'héritaient pas le pouvoir de leur père. Et puisque j'étais...
Mon pouls rata un nouveau pas dans sa course.
Une Stracony pouvait-elle transmettre ses pouvoirs ?
–Qu'y a-t-il, ma chérie ?
La gorge nouée, je fermai les yeux, repoussai toutes ces interrogations et mes craintes, et expirai lentement.
–Rien du tout, ne t'inquiète pas.
–Vraiment ? (Il se releva et passa sa chemise dans le mouvement.) Tu as l'air soucieuse et tu es très pâle.
–Oui... J'ai... J'ai simplement un peu de mal à me faire à cette nouvelle. Les Marcus sont très proches de la famille royale, jamais je n'aurais pensé... Je veux dire, ils avaient prévu d'honorer cette amitié par un mariage. Le fils du général était fiancée à la princesse et... et...
De peur de dire quelque chose qui ne fallait pas, emmêlée dans mes mots, je m'arrêtai et me forçai à inspirer.
–Désolée, oublie ce que j’ai dit... Je suis juste fatiguée.
Fatiguée physiquement, fatiguée de tous ces secrets, fatiguée d'être perdue, fatiguée de tous ces mystères qui m'entouraient, fatiguée d'être frappée par de nouvelles questions pour chaque réponse que j'obtenais, fatiguée de me cacher, fatiguée de tous ces mensonges, fatiguée de vivre dans la peur, fatiguée de mon incapacité à faire confiance,
J'étais tellement à bout que, pour une fois, je ne cherchai pas cacher mon état derrière un simulacre de sourire. Alors que Kalor revenait à mes côtés en me fixant avec attention, les larmes me montèrent aux yeux et je ne fis rien pour les retenir. La première eut à peine le temps de glisser sur ma joue que les larges mains de Kalor englobèrent mon visage et le levèrent vers le sien.
–Hé, ma chérie, tout va bien.
Avec un sourire aussi doux que discret, il essuya la perle d'eau sur ma pommette, puis embrassa tendrement mon front avant de m'étreindre dans ses bras puissants.
–Nous allons rentrer, murmura-t-il tout contre ma tempe. La journée a été très éprouvante et tu as besoin de repos.
J'opinai et me blottis contre son torse, contre sa chaleur réconfortante. Elle ne parvint toutefois à effacer mes troubles et je n'eus pas la force de les repousser plus longtemps, en particuliers les nouvelles craintes liées à mes enfants. Qu'ils soient Lathos ou humains ne faisait aucune différence à mes yeux. Leur nature ne changerait rien à l'amour que j'éprouvais pour eux. Mais s'ils se mettaient à créer tout ce qui leur passait par la tête...
Un frisson me secoua.
Les humains persécutaient les Lathos et les Lathos cherchaient à me tuer dès qu'ils voyaient mes capacités. Mes enfants avaient beau quitter rarement le manoir, ils passaient leurs journées entourés des domestiques, de leurs précepteurs, de leur gouvernante... S'ils avaient vraiment hérité de mes pouvoirs, ils ne seraient en sécurité nulle part. Je ne pouvais même pas m'accrocher à l'espoir que Giulia les protégerait. Elle ne savait rien de mes facultés et je n'étais jamais parvenu à déterminer ce qu'elle pensait des Lathos. Son regard se durcissait quand elle entendait parler d'une exécution, mais il s'assombrissait aussi lorsqu'il était simplement question de leur espèce. J'ignorais complètement comment elle réagirait.
Si Alexandre et Éléonora avaient vraiment hérité de mes pouvoirs, ils seraient seuls, livrés à eux-mêmes.
Cette pensée sembla réduire mon cœur en poussière. Je ne pouvais rester dans l'incertitude. Il fallait que sache ce qu'il en était vraiment avant de mourir d'inquiétude ; et s'il y avait bien une possibilité, aussi infime soit-elle, que je leur ai transmis mes pouvoirs...
Deux coups retentirent soudain contre la porte, m'arrachant à mes sombres pensées.
–Altesses ? s'enquit Magdalena. Puis-je entrer ?
Kalor m'interrogea du regard, puis donna son accord après que j'eus acquiescé.
Magdalena ouvrit la porte et un soulagement sincère, bien que faible, me réchauffa. Son regard n'était plus aussi éteint qu'au moment où l'avions laissé dans la chambre.
–Tout va bien ? nous demanda-t-elle.
–Oui. (J'essuyai mes joues.) La fatigue me met simplement à fleur de peau. Comment va Freyja ?
Un très léger sourire souleva le coin de ses lèvres.
–Elle a réussi à s'endormir.
–Avec ou sans somnifère ? s'enquit Kalor.
–Sans. J'avais peur de devoir lui en donner un puisque son corps est déjà sous anesthésiant et multiplier les traitements n'aurait pas été bon pour elle, mais elle a pu s'en passer. Même si son sommeil risque d'être agité car la sève de puolisova n'occulte pas la douleur, c'est mieux. Je pourrais en outre toujours lui en administrer un plus tard si besoin, quand elle ne sera plus sous anesthésiant.
–Et toi, comment vas-tu ? risquai-je.
L'éclat dans ses yeux se renforça imperceptiblement.
–Mieux. Maintenant que je sais ce qu'il se passe et ce que j'ai à faire, je me sens mieux. Je tenais d'ailleurs à vous remercier pour votre aide. Entre son état et le moment de lucidité de ma mère... Je n'y serais pas arrivée seule.
–Allons, c'est normal, assura Kalor.
–Cela lui arrive-t-il souvent ? ajoutai-je après une seconde d'hésitation. (Magdalena fronça les sourcils.) Que ta mère retrouve ses esprits.
J'avais craint que ma question ne ternisse ses magnifiques yeux, mais il n'en fut rien. Son expression se fit seulement mélancolique.
–Non, elle ne redevient lucide qu'une fois par an, tout au plus, et c'est toujours aussi court. (Mon cœur se serra en voyant une lueur peinée naître dans son regard.) Malgré les années, ce moment ne devient pas plus facile à vivre. La retrouver, même pour quelques secondes, me fait tout autant de bien que de mal. Cependant, je chéris ces instants du plus profond de mon cœur et je suis heureuse que celui de cette année soit arrivé aujourd'hui. C'est comme si elle avait senti que nous avions besoin d'elle, comme si elle avait voulu nous montrer qu'en dépit de son esprit dérangé, elle était toujours là, pour nous.
Un sourire empreint d'une grande tendresse s’épanouit sur son visage à cette pensée. Elle resta un instant le regard perdu dans le vide, sûrement plongée dans des souvenirs chaleureux, avant de revenir sur nous.
–Enfin... Puisque nous pouvons vraiment nous détendre à présent, voulez-vous boire quelque chose ?
–J'ai bien peur de devoir décliner votre invitation, répondit Kalor, une pointe d'excuse dans la voix. Lunixa a besoin de repos, alors si vous n'avez plus besoin de nous, nous allons plutôt prendre congé.
–Je comprends.
Elle ressortit de la salle de bain, puis Kalor glissa une main au creux de mes reins pour m'entraîner à sa suite. Mes inquiétudes refirent surface alors que nous descendions les escaliers et me rongèrent un peu plus à chaque pas qui nous rapprochait de l'entrée. Kalor pouvait-il me renseigner sur l'hérédité des pouvoirs des Stracony ou valait-il mieux que je me tourne vers Magdalena ? Avec Freyja, elle semblait en savoir plus que lui au sujet de ces humains condamnés par les Gardiens.
Mes yeux jonglèrent entre la chevelure de feu de ma camériste et le torse de Kalor, dans mon dos. Que devais-je faire ? Interroger Kalor une fois au palais en prétextant que j'avais réfléchi à tout ce qu'il s'était passé ici et que je voulais en savoir plus sur les Stracony ? Ou demander tout de suite à Magdalena, sans aucune raison pour justifier mes questions. J’ignorais quand je la reverrais et ne pouvais attendre.
Je réfléchissais encore à ces deux choix lorsque nous atteignîmes la porte d'entrée. Kalor récupéra ma cape, puis me la tendit Après une seconde d'hésitation, je la récupérai. Je lui poserais la question une fois au château, ce serait plus sûr.
–N'aviez-vous pas une bague à votre arrivée, Madame ?
–Pardon ?
Magdalena me désigna ma main droite.
–Je me trompe peut-être, mais il me semblait avoir vu un solitaire à votre majeur.
Je baissai les yeux sur mon doigt et un éclair de lucidité me frappa.
–Oh, oui, tu as raison. Je l'ai enlevé pour nettoyer la chemise de Kalor et j'ai oublié de le remettre. (Je rendis ma cape à ce dernier.) Je reviens.
D'un pas soutenu, je remontai au premier étage, passai devant la chambre de Freyja, puis regagnai dans la salle de bains. Mes sourcils se froncèrent quand je remarquai que ma bague n'était plus sur le rebord de l'évier. Était-elle tombée par terre ?
Je me penchai sur le côté.
–C'est ça que tu cherches ?
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