Chapitre 62 - Partie 2
Un certain malaise me gagna à cette perspective. L'idée de connaître ma consœur ne m'avait jamais traversé l'esprit auparavant. Elle pouvait se trouver n'importe où sur terre ! Cependant, je n'étais plus si certain de l'impossibilité de notre rencontre. La moitié des Élémentalistes se trouvaient à Talviyyör ; Alaric et Freyja, le couple de la terre, se tenaient même ici, dans la même maison. Le Marquis Marcus avait beau habité de l'autre côté de l'océan, il avait aussi séjourné au pays.
J'essayais encore de me convaincre qu'il ne s'agissait que d'une improbable coïncidence, mais j'y croyais de moins en moins. Surtout maintenant qu'Alaric était devenu Élémentaliste.
« Il faut écouter les éléments. Ils ont été éparpillés, mais ils cherchent à se rassembler. »
Comme l'avait dit Frigg, nous avions plutôt l'air de nous rassembler. Mais pourquoi ? Qu'est-ce qui pouvait pousser les éléments à se concentrer au royaume ? Et à Illiosimera ? Après tout, le jeune pair de Lokia et le Marquis Marcus habitaient là-bas. Était-ce également le cas de sa consœur et la mienne ? Ou bien se trouvaient-elle aussi à Talviyyör, comme la majorité d'entre nous ? Quelle que soit la réponse, devions-nous nous attendre à les rencontrer à leur tour ? Elles étaient les deux seules dont nous ignorions encore complètement l'identité.
J'aurais préféré que ce ne soit pas le cas, mais un mauvais pressentiment m'empêchait d'y croire et me nouait l'estomac. Je n'aimais pas cela. Que des pouvoirs censés être répartis sur l'ensemble de la terre se concentre ainsi…
Alors que Freyja ne connaissait peut-être pas toutes les informations en ma possession – j'ignorais ce que Magdalena avait surpris dans mon esprit et ce qu'elle lui avait dit –, son air sombre montrait que notre rassemblement la travaillait aussi.
Au bout de quelques instants, elle finit par pousser un soupir.
–Enfin, ce n'était pas pour savoir tout ça que tu me cherchais, déclara-t-elle en ordonnant au lierre de se retirer de ses bras. Que veux-tu ? Il y a un souci ? Frigg ne lâche plus son nouveau protéger ?
Mon esprit repoussa sans attendre toutes mes interrogations pour se reconcentrer sur le problème immédiat.
–Non, pas vraiment. J'ai besoin de savoir dans combien de temps Alaric devrait se réveiller.
–Pas avant demain matin, pourquoi ?
–Dame Nature.
Je me passai nerveusement une main dans les cheveux tandis que le feu grondait en moi.
–Kalor ? insista Freyja.
–Ric a essayé de me dire quelque chose concernant la Cause avant que nous venions ici. Ça avait l'air très important.
Un claquement de langue irrité lui échappa.
–Désolé, mais il va falloir attendre.
Vu la situation, la patience n'était vraiment pas mère de sûreté. Surtout si l'information nous permettait d'en savoir plus sur les intentions d'Ulrich. Pouvais-je demander à Frigg de sonder l'esprit de Ric pour la dénicher ? Cette solution me rebutait fortement. Il était déjà déplaisant de savoir que les Liseurs pouvaient surprendre nos pensées immédiates à tout instant, alors la laisser accéder à la moindre de ses pensées, à ses plus profonds secrets, à la part la plus intime de sa personne....
M'abandonnant à mes réflexions, Freyja se releva, récupéra ses instruments médicaux, puis se rendit à la cuisine pour les laver.
–Dis voir, commençai-je en l'y suivant. Frigg pourrait-elle...
–Non. Oublie. Depuis qu'elle a lu les lignes, elle ne se maîtrise plus du tout. Elle est incapable de se glisser dans l’esprit d’un autre sans le briser.
Un mélange de soulagement et de pitié se disputa en moi. Apprendre que la mère de Magdalena ne contrôlait plus ses capacités me peinait, mais cela m'évitait de prendre un choix impossible.
–Très bien ; dans ce cas, je pense que je vais rentrer. À moins que tu n'aies encore besoin de moi ?
–Non, va rejoindre ta femme. Il me reste juste à laver tout ça et à injecter de l'havankila à Alaric.
Une seconde passa, puis mon cœur eut un violent sursaut.
–Je te demande pardon ?
Je ne pouvais pas avoir entendu ce que je croyais avoir compris.
–Oui, je vais lui injecter de l'havankila, répéta-t-elle sans quitter des yeux sa vaisselle et sans se soucier de mon choc. La Cause n'est peut-être pas encore au courant de sa nouvelle nature, en fin de compte, mais elle le traque quand même à cause de sa puissance. Comme il est hors de question qu'il attire ses poursuivants ici, je bloquerai ses pouvoirs tant qu'il sera sous ce toit.
–Tu ne peux pas faire ça.
–Bien sûr que si, j'ai tout une réserve.
Ma mâchoire se contracta.
–Non, tu ne comprends pas, il... Il a déjà été leur prisonnier durant trois ans, et pendant tout ce temps, ils ont essayé de le briser en le droguant quotidiennement avec ce poison. (Elle releva les yeux vers moi.) Les doses étaient si fortes qu'il en perdait la raison, qu'il devenait violent ou qu'il se retrouvait au contraire complètement amorphe. Tu ne peux pas lui faire retraverser ça.
Une pointe de compassion perça son regard avant qu’il ne retrouve toute son inflexibilité.
–Navrée, mais ce point n'est pas négociable. Je ne peux pas prendre le risque d’exposer Frigg. Si tu n'es pas d'accord avec ma décision, tu n’as qu’à le ramener au château avec toi et tu le redéposeras dans deux jours, pour que je finisse de le soigner.
Une chape de plomb lesta mon estomac. Comment étais-je censé choisir ?! Même si je le cachais au palais, il y aurait toujours un risque que des partisans lui tombent dessus. Mais lui administrer de l'hanvankila...
–Si ça peut te rassurer, ajouta Freyja. Je sais contrôler mes doses. Je n'injecte que le nécessaire pour bloquer les pouvoirs. Évidemment, il ressentira aussi de la fatigue et peut-être un début de fièvre, mais il n'en souffrira pas plus. Ses pouvoirs élémentaires ne seront pas non plus affectés ; il ne perdra pas le contrôle.
La balance pencha imperceptiblement d'un côté, me brûlant les entrailles. Incapable de croire que je faisais ce choix, j'eus un mal fou à prononcer les deux mots qui allait le sceller.
–Très bien.
Un goût ignoble envahit ma bouche tandis que je fermais les yeux. Alaric allait me haïr.
À mon soulagement, Freyja n'approuva ni ne désapprouva ma décision – je ne l'aurais pas supporté. Opinant seulement pour me faire comprendre qu'elle avait entendu, elle reprit le nettoyage ses instruments. Le sang qui les maculait tâcha à nouveau ses mains et moucheta les manches de sa chemise de nuit. Comme ces dernières étaient resserrées autour de ses poignets, elle n'avait pu les retrousser comme celles de sa robe de chambre et le sang de Ric avait rapidement imprégné le tissu ivoirin. Elle allait avoir un mal fou à le récupérer.
De l'eau éclaboussa soudain Freyja quand elle glissa sous le robinet le bol qu'elle avait utilisé pour jeter la chair nécrosée de Ric. Une partie gicla sur ses manches, les imbibant encore plus. Alors qu'elle jurait comme une charretière, le tissu se colla à ses bras, rendu à moitié transparent par l'eau. Mes sourcils se froncèrent. Des formes noires semblaient se détacher de sa peau au niveau de ses poignets. Elles étaient à peine visibles sur son teint sombre et à cause de la faible luminosité, mais indéniablement présentes.
On aurait cru... des oiseaux.
Non...
Pas de simples oiseaux. Les colombes de la liberté.
L'incompréhension la plus totale me frappa.
–Freyja... Pourquoi as-tu le tatouage des filles de plaisir ?
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