Chapitre 63 - Partie 2

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  Ces derniers mots me parvinrent avec difficulté. Plongée dans un état second depuis que j'avais compris où Kalor voulait en venir, j'avais l'impression d'avoir été arrachée de la réalité. Je ne l'entendais presque plus, le voyais sans vraiment le voir, percevais à peine ses mains pourtant toujours brûlantes.

  Voilà pourquoi la Cause m'avait laissée vivre durant ces trois derniers mois ? Pour me forcer à saisir la lame qui ôterais la vie de Baldr et me condamnerait à ma propre mort ?

  Horreur, colère, peur et répugnance se déversèrent soudain en moi comme autant de torrents déchaînés qui essayaient de prendre le dessus l'un sur l'autre et m'assaillaient de toute part.

  –Comment peut-il... Se débarrasser de moi ne leur suffit pas ? m'exclamai-je. Ils se doivent aussi de me bafouer ? D'abord ton ancienne fiancée qui cherche à me condamner en chargeant ses sbires de me déflorer et maintenant son père qui veut me transformer en monstre tueur d'enfant.

  –La Cause cherche toujours à masquer ses actions ou à rejeter la faute sur autre et Ulrich veut me faire payer mon indiscipline. Faire de toi la meurtrière est le meilleur moyen de remplir ces deux objectifs.

  Meurtrière.

  Ce mot se répercuta avec violence dans mon esprit et toute chaleur me déserta.

  –J'ai besoin de partir, soufflai-je. Je ne peux rester ici et permettre à ce Marionnettiste de prendre possession de mon corps et de me forcer à...

  L'idée de plonger un poignard dans le cœur de Baldr écrasa tant le mien que l'air me manqua et les mots moururent sur mes lèvres.

  –Non, Lunixa, calme-toi. Tu ne vas aller nul part.

  –Mais je ne peux pas les laisser se servir de moi ainsi ! Je boirai une bouteille entière de poison avant de poser ne serait-ce qu'un doigt sur Baldr !

  Kalor se figea, les yeux écarquillés, puis me saisit brusquement par les épaules.

  –Ne redis jamais ça, Lunixa. Jamais !

  –Alors je dois partir, Kalor, avant que...

  Une horrible pensée me traversa soudain. M'arrêtant net de parler, je baissai les yeux vers mes mains, puis m'écartai de Kalor. L'incompréhension envahit ses traits.

  –Lunixa ?

  –Et s'il était déjà en moi ?

  –Pardon ?

  –Le Marionnettiste. Il pourrait être en train de me parasiter.

  Tout son corps se détendit.

  –Non, il ne l'est pas. Même s'ils en ont la capacité, posséder un homme leur est très difficile car ils font face à un esprit aussi développé que le leur et cela limite leur temps. Ils ne peuvent le faire plus d’un quart d’heure. (Ma tension se relâcha d'un coup.) Ils n'ont également pas accès aux pensées de leurs hôtes, alors tu aurais été surprise par la température de ma peau et bien des détails de notre conversation. Puis il y a ton immunité. Le pouvoir des Marionnettistes est un pouvoir intrusif. Celui d’Ulrich y sera confronté si jamais il tente de te posséder.

  –Elle n'est pas infaillible, lui rappelai-je. Freyja parvint à me soigner, Magdalena à voir à travers mes yeux. Il pourrait très bien trouver la faille et s'y introduire pour me contrôler.

  –Je sais, reconnut-il à contrecœur. Cependant, ton immunité est une aberration. Le Marionnettiste ne peut pas s'attendre à se heurter à un tel phénomène et il lui faudrait quelques instants pour comprendre ce qu'il se passe et se mettre à la recherche d'une faiblesse pour te posséder. Ce temps pourrait te permettre de rompre le contact – car il lui faut un contact physique pour transmettre son esprit – ou nous permettre d'agir. Mais nous n'allons pas en arriver là, assura-t-il en reprenant mon visage entre ses mains. Maintenant que nous connaissons leurs intentions, nous allons passer en revue tous les modus operandi possibles et mettre au point un plan pour les arrêter. Moi vivant, jamais je ne laisserai cet homme t'approcher. Je t'en fais le serment.

  Il scella sa promesse d'un baiser aussi brusque qu'intense. Je le lui rendis avec tout autant de force, empoignant sa veste comme s'il s'agissait de la dernière chose qui m'empêchait de sombrer dans ce monde cruel.

  Lorsque nous nous séparâmes, le souffle court, Kalor me demanda de l'attendre et il partit réveiller sa sœur. Il ne voulait pas perdre une seconde et commencer tout de suite à réfléchir à la situation. Cela m'allait très bien ; j'aurais de toute façon été bien incapable de me rendormir. L'écho du maelström d'émotions par lequel j'étais passé en quelques minutes résonnait toujours en moi. M'asseoir sur le lit et me forcer à inspirer lentement n'atténuait qu'à peine cette sensation, aussi finis-je par me rendre dans la salle de bain. Le contact de l'eau fraîche sur mon visage apaisa enfin une partie de ma tension.

  Mes épaules s'affaissèrent.

  –Madame ?

  Alors que je me tournais vers la porte, appuyée au lavabo, la luminosité de la pièce diminua d'un coup. Une frêle silhouette se découpait dans le contre-jour de la bougie, bloquant sa lueur. Cette dernière ne dessinait qu'une auréole flamboyante autour d'une chevelure courte.

  –Magdalena ? m'assurai-je.

  –Oui, c'est moi, confirma-t-elle sortant du contre-jour. Freyja m'a prévenue que l’informateur de votre mari lui avait rapporté quelque chose de grave alors je me suis permise de lire ses pensées pour savoir ce qu'il en était.... Je pense qu'un bol de lait chaud et des biscuits vous feront du bien après ces horribles nouvelles.

  Un sourire faible, mais sincère, souleva le coin de mes lèvres.

  –En effet. Merci beaucoup, Magdalena.

  Elle me retourna mon sourire, puis se rendit dans la penderie tandis que je regagnais la chambre. Elle en ressortit avec ma robe de chambre en soie turquoise brodée de motif floraux et m'aida à la revêtir avant de m'accompagner dans le salon. Aucun mot ne franchit ses lèvres lorsqu'elle me servit ni pendant que je mangeais ; pourtant, sa présence me fit plus de bien que ma collation. Comme toujours, elle était là quand j'avais besoin d'elle, délicate mais puissante éclaircie qui perçait et repoussait les ténèbres autours de moi.

  Je venais à peine de finir mon lait que la porte du salon s'ouvrit sur Kalor et Valkyria. Ils se figèrent tous deux, Kalor la main encore sur la poignée, et leurs sourcils se haussèrent en découvrant ma camériste installée à mes côtés sur le canapé. Celle-ci se releva et leur présenta sa révérence.

  –Altesses.

  Kalor cilla plusieurs fois, puis son regard glissa vers la vaisselle vide sur la table basse et la carafe encore fumante sur la desserte. Son attention dériva ensuite vers Valkyria, qui venait de lui donner un discret coup de coude. Du regard, elle le pressait de congédier ma femme de chambre. Kalor les observa tour à tour, avant de s'arrêter sur cette dernière, mâchoire crispée.

  –Merci d'avoir apporté une collation à mon épouse, Magdalena, vous pouvez disposer.

  –Je pense qu'il vaudrait mieux que je reste, Altesse.

  Mes yeux s'agrandirent de stupeur avec ceux de Kalor. Toujours inconsciente de la véritable nature de Magdalena, Valkyria la dévisagea comme si elle avait perdu la tête. Jamais une domestique, quand bien même ma femme de chambre personnelle, ne désobéirait ainsi à un ordre direct de son frère.

  –Madame Raspivitch, la reprit-elle en revenant à elle. Votre Prince vous a demandé de nous laisser.

  L'impatience de savoir pourquoi son frère l'avait réveillée en pleine nuit rendait son ton plus sévère qu'il ne l'aurait été en temps normal. Pourtant, Magdalena ne perdit en rien de son assurance.

  –Je vous prie de bien vouloir pardonner mon impertinence, Princesse, s'excusa-t-elle en courbant l'échine, mais avec tout le respect que je vous dois, ma présence me semble vraiment préférable.

  Alors que l'incompréhension gagnait Valkyria, Kalor posa la question qui nous travaillait tous les deux.

  –Êtes-vous sûre de vous, Magdalena ?

  Cette dernière opina.

  –Nous sommes déjà si peu nombreux. La maintenir dans l'ignorance ne fait que nous diviser et nous rendre encore plus vulnérables.

  Kalor accepta sa décision d'un geste de la tête et ferma la porte du salon, tandis que mon respect pour elle s'accentuait. Le sentant, elle me remercia d'un léger sourire, puis reposa les yeux sur Valkyria, qui semblait plus perdue que jamais.

  –Je suis celle que votre frère à charger de la surveillance de vos belles-sœurs et de votre neveu durant la nuit.

  Valkyria cilla plusieurs fois.

  –Vous ? (Magdalena opina.) Mais... (Ma belle-sœur la balaya de haut en bas.) Qu'êtes-vous ?

  –Une Liseuse.

  Son souffle se coupa.

  –Non… C'est impossible.

  –Non, ça ne l'ait pas, Val, intervint Kalor.

  –Mais la Cause les recherche aussi activement que les Élémentalistes ! Une Liseuse ne travaillerait jamais ici, si près de nous, si près de t...

  Un spasme la coupa net. Les yeux écarquillés, sa sœur resta immobile un instant, puis porta une main à sa tempe en dévisageant Magdalena comme si elle la rencontrait pour la première fois. Cette dernière lui adressait un sourire navré.

  –C'est justement pour ça que je suis là. Personne ne penserait à chercher quelqu'un comme moi au palais.

  Sa remarque ne sembla avoir aucun impact.

  –Valkyria ? L'interpellai-je.

  Ma belle-sœur ne réagit toujours pas. Kalor finit par se placer devant elle pour lui cacher ma femme de chambre.

  –Je comprends que ce soit choquant, Val ; j'ai également eu du mal à y croire quand je l'ai appris et nous pourrons en discuter plus tard si tu le souhaites. Mais pour le moment, j'ai vraiment besoin que tu te reprennes. Je sais enfin ce qu'Ulrich a prévu et c'est pire que tout ce que nous avions imaginé.

  Ces derniers mots arrachèrent un spasme à Valkryia et la ramenèrent parmi nous. Elle se décala sur le côté, le temps de balayer Magdalena d'un rapide regard aussi intense qu’appréhensif, puis elle releva les yeux vers son frère. Ses lèvres se tordirent dans une expression haineuse.

  –Quelles sont les intentions de ce salopard ?

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