Chapitre 65 - Partie 1

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LUNIXA


  Lorsque j'arrivai au premier étage, plus aucun son ne résonnait dans la maison à part le bruit de mes bottines sur le parquet. Ce soudain silence ne me rassura pas du tout. J'accélérai encore le pas, puis entrai sans frapper dans la chambre de Freyja. Le jeune homme que je trouvais assis par terre, appuyé au cadre de lit et à la table de chevet, n'était pas du tout celui que je m'étais imaginé. Avec tout ce qu'il avait subi entre les mains de la Cause sans jamais flancher, alors qu'il n'avait que onze ans, je m'étais figuré un garçon doté d'un corps qui reflétait sa robustesse : trapu, aux traits durs. À la place, je découvrais un jeune homme au physique longiligne et d'une maigreur inquiétante. Il me semblait également bien plus jeune qu'il ne l'était vraiment. Alors qu'il devait avoir vingt ans ou s'en rapprocher, la juvénilité de son visage, accentué par ses cheveux blond platine que je n'avais vu que chez des enfants, lui donnait tout juste la quinzaine.

  Cependant, je n'avais aucun doute sur son identité. Même s'il se tenait à moitié plié en deux, son poignet et sa jambe en attelle pressées contre son torse, et de trois-quart par rapport à moi, je distinguai sans mal les horribles stigmates qui ravageaient la partie droite de son visage. Ces sillons rougeâtres mal cicatrisés, parfois creusés, parfois boursouflés, formaient un véritable réseau qui déformait ses traits et ressortaient sur son teint pâle de talviyyörien. Dire que la Cause avait osé infliger pareil traitement à un enfant...

  Refoulant la colère que faisait naître en moi cette nouvelle preuve de leur cruauté, je me reconcentrai sur l'ami de Kalor.

  –Alaric ? l'appelai-je en m'approchant.

  Le bras et la jambe toujours serrées contre lui et la bouche tordue dans un grimace douloureuse, il rouvrit les yeux, dévoilant d’intrigant iris vairons et un regard un peu trop brillant pour ne pas être fiévreux. Dès qu'il les posa sur moi, ses sourcils se froncèrent et la méfiance transparut par tous les pores de sa peau.

  –Qui êtes-vous ? ânonna-t-il.

  À l'instar de ses traits, sa voix dégageait quelque chose de juvénile. Était-elle naturellement aiguë et dépourvue de profondeur ou n'avait-il pas encore mué malgré son âge ? Entre son visage et son timbre, j'avais l'impression qu'il n'avait pas fini sa croissance. Ses empoisonnements à répercussion avaient-ils eut un impact sur son développement ?

  –Je suis Lunixa, la femme de Kalor.

  Ses prunelles s'agrandirent de stupeur, me donnant un meilleur aperçu de l'importante tache marron qui côtoyait le bleu de son œil gauche. Il me dévisagea sans bouger tandis que je le rejoignais d'un pas lent, afin de ne pas l'inquiéter.

  –Que s'est-il passé ? Vous ne vous êtes pas fait trop mal ?

  Vu la façon dont il serrait son poignet et sa cheville bandée et les débris de verre à côté de lui, il avait dû se lever trop vite et s'effondrer en prenant appuis sur sa jambe en attelle. Puis, il avait sûrement essayé de se redresser à l'aide de la table de nuit, mais une fois encore, il s'était servi de la mauvaise main et était retombé, emportant le verre qui reposait dessus dans sa chute.

  –Alaric ? insistai-je face à son silence.

  Ses paupières cillèrent et il sembla revenir à lui. La lumière se fit dans son esprit, mais elle le plongea dans une profonde incompréhension.

  –Que faites-vous là ?

  –Je suis venue avec Kalor... Je ne tenais pas à rester loin de lui après ce que vous lui avez appris cette nuit.

  Ces quelques mots le perdirent définitivement.

  –Ce que je lui ai appris ?

  J'opinai.

  –L'arrivée d'un Marionnettiste au sein de la Cause.

  –J'ai réussi à lui en parler ? s'étonna-t-il. Je n'en ai aucun sou...

  Il se tut soudain et un étrange éclat traversa ses yeux. Alors que la pièce était toujours aussi lumineuse qu'à mon arrivée, ses traits s'assombrirent.

  –Vous êtes au courant de la Cause ?

  –Eh bien, oui, confirmai-je d'une voix incertaine en m'arrêtant devant lui, surprise qu'il me pose la question. Je suis même au courant de tout. Kalor ne vous l'a pas dit ?

  –Non, et il n'avait aucune raison de le faire car sa femme est humaine. Jamais il ne lui aurait dit qu'il était un Lathos.

  Sitôt qu'il l'affirma, son regard devint si noir et si intense que j'accusai un mouvement de recul, m'écartant de la portée de tout coup.

  Cependant, rien ne se passa. Alaric me darda avec fureur une seconde, puis une nouvelle vague d'incompréhension le frappa. Le souffle coupé, il baissa la tête vers ses mains, puis se concentra sur les morceaux de verre à côté de lui. À leur tour, il les fixa avec une intensité déconcertante, mais rien de plus ne se produit.

  –Non... Non, non, non. Pas ça.

  –Alaric ? tentai-je malgré l'appréhension que ses brusques changements d'humeur généraient en moi. Qu'est-ce qui ne va pas ?

  –Ce qui ne va pas ? cracha-t-il.

  Il reposa les yeux sur moi. Des yeux vacillants entre leur bleu taché de marron naturel et leur vert forêt d'Élémentaliste, et rempli d'une telle rage que l'air se bloqua dans mes poumons.

  –Tu sais très bien ce qui ne va pas, salope de partisane !

  J'eus à peine le temps de saisir son insulte qu'il me faucha les jambes et je tombai à terre. Mon corps prit aussitôt le contrôle de mon être et je roulai sur le côté avant de me redresser sur un genou alors qu'il se jetait sur moi malgré son état.

  Au même moment, Kalor se matérialisa dans la pièce. Il ne lui fallut qu'une seconde pour prendre conscience de la situation. Il se retransféra aussitôt entre nous deux, faisant barrage de son corps et bloquant son ami d'une main ferme.

  –Par la Déesse, Ric, c'est ma femme ! Même si tu ne l'as jamais vu, tu aurais dû la reconnaître ! Son apparence est de notoriété publique.

  –Je sais très bien à quoi elle ressemble, mais c'est une Métamorphe, pas ta femme !

  –Pardon ?

  –Elle est au courant de ce que je suis venu te dire et elle m'a empoisonné à l'havankila, expliqua-t-il en me foudroyant du regard alors que je finissais de me relever.

  Il essaya de contourner Kalor pour m'atteindre, mais celui-ci l'en empêcha.

  –Elle est au courant parce qu'elle n'est pas comme les autres humains, répliqua-t-il en me déplaçant d'une main sur la taille pour mieux me dissimuler derrière lui. Elle ne nous déteste pas. C'est pour ça que je lui confie tout. Et ce n'est pas elle qui t'en a administré mais Freyja et elle l'a uniquement fait sur mon autorisation.

  Son ami se figea net, interdit.

  –Ton autorisation ?

  Kalor opina et Alaric accusa un mouvement de recul, comme s'il l'avait frappé. Même sans voir son visage, je sentais que Kalor se détestait d'avoir pris cette décision.

  –Je suis désolé ; je sais à quel point ça t'es difficile et je m'en veux de t'infliger un nouvel empoisonnement, mais c'est la condition pour que tu restes ici. Freyja ne veut pas prendre le risque qu'un Gardien te repère et vienne ici. Et je ne pouvais te ramener avec moi au palais ou de te laisser dans une auberge, sans protection.

  L'air profondément blessé d'Alaric ne s'atténua pas.

  –Elle n'a vraiment pas fait ça pour te faire souffrir, Ric, insista Kalor en effectuant un pas prudent vers lui. Elle ne t'a administré que le nécessaire pour bloquer tes pouvoirs et te rendre indétectable. Rien de plus. Elle n'est pas comme tes geôliers.

  –J'aurais préféré que tu me laisses dans la pire auberge de la capitale ou dans une ruelle malfamée, rétorqua Alaric. Tout mais pas ça.

  –Alors je t'en prie, la sortie est par là, déclara Freyja.

  Elle pénétra dans la pièce de son pas naturellement assuré, puis s'appuya au chambranle tout en indiquant d'un geste de la tête le couloir derrière elle. Frigg tenta d'entrer à son tour, mais Freyja l'en empêcha, ses yeux glacés toujours rivés sur Alaric.

  –Mais je te souhaite bonne chance avec la Cause, gamin. Tu as beau être un Élémentaliste, tu ne tiendras pas deux minutes dans ton état. (Alaric la darda d'un regard furieux.) Quoi ? La vérité te déplaît ? Me toiser comme tu le fais n'y changera rien. Alors soit tu acceptes que je bloque tes pouvoirs, tu restes calmes pour éviter de refracturer des os que je viens juste de soigner, et tu arrêtes d'attaquer tout ce qui bouge, car la prochaine fois que tu t'en prends à quelqu'un de cette maison, je te jure que je te livre moi-même à la Cause, soit tu continues à faire ta forte tête et tu pars. Mais ne reviens pas pleurer dans mes jupes si tes persécuteurs te mettent la main dessus. Je t'ai prévenu.

  La mâchoire d'Alaric se contracta, ce qui tendit encore plus la peau de ses joues décharnées sur les os de son visage et la fit pâlir davantage. Le souffle court, il fixa Freyja, puis son regard glissa sur chacun d'entre nous avant de se poser sur le corridor avec une résolution mêlé d'angoisse. Les épaules de Kalor se raidirent. Il semblait prêt à se jeter sur son ami et à l'attacher au cadre du lit s'il faisait le moindre pas en direction de la porte.

  –Ric ? Alaric, regarde-moi. (Son ami ramena son attention sur lui.) Tu es en sécurité ici. Même privé de tes pouvoirs, tu l'es plus que tu ne l'as jamais été depuis ta fuite. Crois-moi.

  Alaric prit une aspiration tremblante avant de reporter son regard sur le couloir. Sa pomme d'Adam monta avec difficulté alors que l'ensemble de ses muscles se bandait. La tension dans l'air augmenta tant que le temps lui-même sembla se suspendre, en attente de sa réponse. Même Frigg, qui cherchait toujours à entrer, ne parvenait à briser cette impression.

  Puis soudain, le corps d'Alaric se relâcha. Les épaules voûtées en signe de résignation, il se laissa aller contre le mur, glissa jusqu'au sol, puis enfouit son visage derrière ses mains. Kalor ne chercha pas à masquer son soulagement.

  –Tu as pris la bonne décision.

  Les doigts d'Alaric se crispèrent encore plus sur son front alors que mon cœur se serrait dans ma poitrine. Il n'avait accepté les conditions de Freyja qu'en désespoir de cause. Un tel déchirement s'était reflété dans ses yeux avant qu'il nous les dissimule... Je ne connaissais que trop bien ce sentiment. Remettre sa vie entre les mains d'inconnus, devoir accorder à nouveau sa confiance, alors qu'on a tout perdu, qu'une épée de Damoclès pèse à chaque instant au-dessus de notre nuque et qu'un rien suffirait à nous condamner...

  Le besoin de rassurer ce garçon à qui on avait arraché l'enfance, de le prendre dans mes bras et de lui confier les mots que m'avait murmuré Giulia, comme elle l'avait fait lorsqu'elle et Marco m'avaient sauvé de ma détresse, m’empoigna si brusquement qu'il en fut douloureux. J'exécutai un pas dans sa direction, mais Kalor m'empêcha de me rapprocher davantage. D'un simple regard, il me fit comprendre qu'il valait mieux le laisser seul. Je ne discutai pas et pris sur moi le profond besoin de réconforter Alaric. Lui seul le connaissait vraiment et savait ce qui était bon pour son ami.

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