Chapitre 67 - Partie 1
LUNIXA
Debout au milieu de la chambre de Mathilda, je parcourais lentement la pièce, les yeux baissés sur Baldr, endormi dans mes bras. Sa mère aussi s'était assoupie, adossée contre la tête de lit. Dès que je l'avais remarqué, mon sourire s'était affaissé. J'avais cru pouvoir tromper mon monde et faire comme si tout allait bien, mais tenir compagnie à ma belle-sœur et me trouver si près de mon neveu m'avait plongé dans un malaise encore plus profond que je ne l'avais imaginé. Et lorsque Mathilda m'avait proposé de porter son fils le temps qu'elle rajuste sa position, je n'avais pu m'empêcher de pâlir et de me raidir. Cette réaction n'avait pas manqué de lui échapper ; aussi m'étais-je empressée de m'excuser, justifiant mon attitude à l'aide d'un reliquat de terreur nocturne qui venait de se rappeler à moi. Puis j'avais plaqué un sourire sur mes lèvres et refoulé mes angoisses afin de prendre son fils dans mes bras et de cacher que la véritable source de mon malaise se trouvait à présent blotti contre ma poitrine.
Comment pouvait-on souhaiter la mort d'un si petit être ?
La Cause avait raison de se battre pour les droits des Lathos. Je les aurais même soutenus s'ils avaient décidé de les acquérir de la bonne façon, en prouvant qu'ils n'étaient pas des erreurs et qu'ils avaient autant le droit de vivre que n'importe quel humain. Mais les siècles de persécutions et d'exécutions avaient nourri leur haine envers les hommes et prouver qu'ils étaient nos égaux ne leur suffisait plus. Ils nous détestaient tant qu'ils voulaient nous faire payer et ils étaient prêts à tout pour y parvenir. Que soit manipuler, battre, briser, tuer ou même assassiner un innocent nourrisson.
Sans cesser de marcher, je repoussai la mèche sombre qui avait glissé devant les yeux de Baldr, puis fis glisser mes doigts sur sa joue pleine. Un tic nerveux agita sa bouche, puis celle-ci s'incurva et le sourire à la Déesse, propre aux nourrissons, illumina son visage. Mon cœur se serra.
Je savais que mon neveu ne souriait pas vraiment à la Dame Nature, que ce n'était qu'une expression qui servait à désigner les sourires spontanés que les tout-petits esquissaient parfois dans leur sommeil. Cependant, j'aurais aimé le lui effacer car si sa vie était menacée, c'était à cause d'elle.
La haine attise la haine. En nous poussant à haïr et exécuter les Lathos, Dame Nature avait conduit ces derniers à nous haïr et chercher vengeance. Dès l'instant où elle avait exigé que nous les exterminions en son nom, la naissance de la Cause et la situation dans laquelle nous nous trouvions avaient été inéluctables. Alors pourquoi nous avait-elle donné cet ordre ? Se moquait-elle des conséquences tant que ceux qu'elle considérait comme ses erreurs disparaissaient ? Ou attendait-elle qu'une guerre éclate entre les deux espèces et que nous nous entre-tuions jusqu'au dernier ? Nous craignions tous qu'une nouvelle vague punitive ne s'abatte sur nous si nous offensions à nouveau Dame Nature, mais si cela se trouvait, nous étions peut-être en train de la générer nous-même en obéissant aveuglément à ses ordres, pensant que nous y échapperions tant que nous resterions dans ses bonnes grâces.
–Altesses, puis-je entrer ?
Repoussant mes sombres réflexions, je me tournai vers le rideau qui délimitait la chambre avant d'acquiescer. Le lieutenant Sigvard, l'un des cinq soldats assignés à la protection de Baldr, pénétra dans la pièce, puis s'inclina. Lorsqu'il se redressa, son regard passa brièvement sur sa future souveraine endormie avant de se poser sur moi.
–Je suis navré de vous déranger, Princesse, déclara-t-il à voix basse, mais un valet est venu vous chercher à la demande de votre époux. Son Altesse vous attend dans ses appartements.
Je réprimai une vive inspiration.
Kalor avait-il enfin réussi à trouver des informations ?
Le cœur battant, je baissai les yeux sur Baldr. Mon regard s'attarda sur son visage endormi, son expression paisible, puis je passai une main dans ses cheveux.
Tout va bien se passer, petit miracle, nous ne les laisseront pas te faire du mal.
J'appuyai ma promesse d'un baiser sur son front, puis le confiai à Alma, sa nourrice, qui le recoucha dans son landau tandis que je quittais la chambre de ma belle-sœur après un bref regard pour la salle de bains, où Valkyria gardait un œil sur la chambre en toute discrétion.
Malgré mes pas francs et l'air avenant que j'adressais aux personnes sur le chemin entre les appartements de Mathilda et ceux de Kalor, l'appréhension me nouait l'estomac. Je redoutais d'apprendre ce que lui et Magdalena avait potentiellement découvert dans l'esprit de sa mère, la façon exacte dont la Cause comptait m'utiliser, mais j'espérais malgré tout que ce soit le cas. Nous en avions besoin.
Le ton sec et glacial de Kalor, lorsqu'il m'autorisa à entrer après que j'eus toqué pour annoncer mon arrivée, resserra encore le nœud dans mon ventre. Qu'un homme au sang chaud comme lui fasse preuve d'une telle froideur m'inquiétait tout autant si ce n'était plus que ses éclats de colère. Cependant, je saisis la poignée et ouvris sans hésiter.
Debout devant la fenêtre, une cigarette entre les doigts et les yeux rivés vers l'extérieur, Kalor ne se retourna pas alors que Magdalena, assise sur le canapé, avait déjà pivoté la tête dans ma direction. Le regard de mon époux, en revanche, glissa aussitôt vers moi. Malgré la fumée blanche qui occultait à moitié son visage, je le vis aussi distinctement que s'il n'y avait pas eu la moindre volute autour de lui. L'éclat de ses prunelles, aussi tranchant que l'argent métallique qui les composait, traversait ce nuage aussi sûrement qu'une flèche traversait l'air. Magdalena, quant à elle, m'adressa une expression navrée.
L'air peina à gagner mes poumons.
–Qu'avez-vous trouvé ? demandai-je après avoir refermé la porte.
Ma camériste se tourna vers Kalor, dont la mâchoire se contracta durement. Il reporta sa cigarette à ses lèvres, expira de nouvelles volutes blanches, puis lâcha le seul mot nécessaire pour me répondre.
–Rien.
La maigre étincelle d'espoir que je nourrissais depuis le passage du soldat s'éteignit.
Ni Kalor ni Magdalena ne développèrent davantage. Comprenant que nous attendions Valkyria pour poursuivre, je m'installais à côté de ma femme de chambre, qui me servis un verre d'eau en me voyant tendre la main vers la carafe. Kalor préféra rester à la fenêtre pour fumer. Il terminait une seconde cigarette lorsque sa sœur arriva. Leur échange fut encore plus court que celui qu'il avait eu avec moi.
–Alors ?
–Rien.
Ma belle-sœur jura, puis le rejoignit à la fenêtre. Comme la veille, Kalor lui donna une cigarette au lieu de la réprimander lorsqu'elle le lui demanda.
–Vous n'avez vraiment rien perçu, Magdalena ? s'assura-t-elle après une première bouffée.
Magdalena secoua la tête.
–Nous avons seulement pu confirmer que la Cause a prévu d'attaquer pour le baptême car le Marquis Piemysond a demandé à votre mère de lui transmettre la disposition des gardes. C'est pour cela qu'elle est nerveuse depuis que votre frère lui a donné la nouvelle organisation. Cependant, elle n'en sait pas plus.
–Ce qui n'aurait en vérité pas dû nous étonner, trancha Kalor en nous faisant enfin face. Mère a beau être reine, au sein de la Cause, elle n'est qu'un pion qui doit faire ce qu'on lui dit sans demander d'explication ou avoir son mot à dire... Dame Nature, comment ai-je pu croire une seule seconde que nous pouvions obtenir la moindre information venant d'elle ?
Car il essayait de se raccrocher à la moindre source d'informations potentielle que nous connaissions et qui se trouvait à notre portée. Comme nous tous. Il m'avait déjà expliqué une fois que sa mère n'avait pratiquement aucun pouvoir au sein de la Cause, qu'elle n'était que la mère porteuse qui avait donné naissance à leur futur Roi, mais je m'étais aussi persuadée qu'elle pourrait nous éclairer sur la situation.
–Que faisons-nous, à présent ? m'enquis-je.
Nous pouvions encore essayer d'obtenir des informations de son ancienne fiancée, une source bien plus sûre que la Reine, mais nous n'avions aucune idée de quand elle comptait revenir en palais.
–Il reste à peine trois jours avant le baptême, déclara Kalor en venant prendre appuis sur le dossier du canapé. Nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre que Lokia repasse au château pour nous organiser. Nous devons le faire. Maintenant.
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