Chapitre 73 - Partie 2
Mon cœur s'arrêta. Interdite, je pivotai lentement à mon tour.
L'homme qui se retrouva face à moi ne ressemblait guère à l'image que je m'étais faite dans mon esprit. Il possédait bien une stature imposante, des traits forts et des yeux bleu indigo. Cependant, aucune cruauté ni froideur n'en transparaissait. Son regard vif, souligné par les pattes d'oie aux coins de ses prunelles, étaient au contraire presque chaleureux, tout comme le sourire qu'il nous offrait. Malgré sa prestance naturelle, il ne semblait pas chercher à écraser celle de Kalor. Il ne possédait pas non plus les mêmes cheveux que sa fille et arborait à la place un brun chaud qui n'était pas sans rappeler celui de Kalor.
Un masque parfait qui n'aurait jamais éveillé ma méfiance si je n'avais pas su quel monstre se dissimulait en réalité en-dessous.
Une colère que j'eus bien du mal à refouler se propagea dans mes veines alors qu'il s'inclinait profondément. Ce ressentiment ne fit que se renforcer lorsque je perçus le malaise de Kalor. Je voulus faire un pas en avant afin de m'interposer entre lui et son bourreau, mais Kalor m'en empêcha et m'incita au contraire à reculer d'un pas. Sa main était si crispée sur ma taille qu'elle en devenait presque douloureuse.
–Tout le plaisir est pour moi, mon Prince, répondit le Marquis Piemysond. D'autant plus que j'ai enfin la possibilité de rencontrer votre charmante épouse. (Il posa les yeux sur moi.) Princesse Lunixa, je suis ravi de faire votre connaissance. Je suis le Marquis Piemysond, général au service de Sa Majesté.
Ravi, il l'était, je n'en doutais point : ravi de rencontrer celle qu'il comptait utiliser comme une arme d'ici peu !
Le chef de la Cause courba derechef l'échine à mon égard, signe qu'il espérait se voir accorder un baise-main. La paume de Kalor s'échauffa tant que je crus pendant un instant qu'il allait me tirer en arrière pour m'éloigner de notre interlocuteur. Par je ne sais quel miracle, il parvint pourtant à conserver son sang-froid et à rester immobile lorsque je tendis à contrecœur la main à son tortionnaire.
–Le plaisir est partagé, Marquis.
Ma voix n'avait rien laissé transparaître à part une politesse de circonstance. Avec un sourire avenant qui me fit froid dans le dos, le Marquis Piemysond s'empara de mes doigts et apposa un baiser juste au-dessus. Quand il me libéra, j'abaissai mon bras sans empressement, alors que je n'avais qu'une envie : laver ma main et effacer toutes souillures que cet homme avait pu laisser sur ma peau.
–J'ai tant entendu parler de vous au cours de ces derniers mois, reprit le Marquis. Pour tous les bienfaits que vous avez déjà su apporter à notre royaume, je ne peux que remercier Dame Nature de vous avoir conduit jusqu'à nous.
Il avait évoqué sa joie de faire ma connaissance, mais pas l'honneur que lui prodiguait ma rencontre, ce que toute personne faisait lors de son premier échange avec un membre de la royauté. Pourtant, ses salutations paraissaient aussi élogieuses que s'il l'avait fait, car il avait eu la bonne idée de rendre grâce à la Déesse. Déesse qu'il exécrait en vérité du plus profond de son être. En réalité, ses propos et les mots qu'ils avaient sciemment omis reflétait toute l’infamie et le mépris que ma présence et ma personne lui inspiraient. Cette parfaite maîtrise oratoire le rendait encore plus dangereux que je ne le pensais. Ce monstre était capable de manipuler les foules aussi bien par la force de ses poings que par ses doucereuse paroles.
–J'ai bien conscience que vous avez beaucoup à faire aujourd'hui, Altesses, alors je ne vais pas abuser de votre temps. Je tenais simplement à vous féliciter pour l'engagement que vous venez de prendre envers notre jeune Prince, ainsi que pour votre mariage, pour lequel je n'avais, hélas, pas encore eu l'occasion de vous souhaiter mes vœux de bonheurs.
Cette fois-ci, il avait dit ce qu'on attendait de toute personne rencontrant un jeune couple royal. Cependant, tout problème de la Cause mis à part, mon union avec Kalor l'avait impacté de façon personnelle... Notre rencontre avait d'ailleurs attiré l'attention de nombreuses personnes, qui s'étaient approchées avec plus ou moins de subtilité afin d'avoir un meilleur aperçu de la scène. Enfin, cette confrontation qu'ils attendaient tant, entre le père de l'ancienne fiancée et la femme qui avait remplacé cette dernière au bras de leur Prince, était arrivé. Devais-je accepter les vœux du Marquis et faire comme si de rien n'était, alors que n'importe qui se doutait que cet homme nourrissait une certaine inimitié envers moi ? Ou bien...
–Je vous remercie, Marquis. Mais je vous en prie, ne vous sentez pas obligés de prononcer ses mots parce qu'ils sont attendus par la bienséance.
Kalor se raidit d'un coup et son tortionnaire haussa un sourcil alors que la foule retenait son souffle.
–Lunixa ?
–Altesse ?
Je plongeai mon regard dans celui du Puissant.
–Je sais parfaitement à qui mon mari était fiancé avant mon arrivée et qui aurait dû se tenir à ses côtés aujourd'hui, si je ne l'avais pas épousé. Le soudain évincement de votre fille n'a pas dû être facile à accuser et je comprendrais tout à fait que vous puissiez éprouver du ressentiment à mon égard.
Un instant passa, puis toute trace de stupeur quitta le visage du chef de la Cause. Un demi-sourire où miroitait une pointe d'appréciation qui me fit manquer une respiration les remplaça.
–Les bruits de couloirs laissaient sous-entendre que vous n'hésitiez pas à vous exprimer avec sincérité plutôt que de dire ce que l'on attend. Je suis heureux de pouvoir en attester de mes propres yeux.
Je dus retenir un froncement de sourcil.
–Pour en revenir à ma douce enfant, enchaîna-t-il, je vous remercie de votre sollicitude, Princesse, mais vous n'avez pas à vous en faire. Si j'ai un jour ressentis un quelconque sentiment négatif envers vous, ce n'est plus le cas. Ma chère Lokia sera bientôt uni à un homme digne de sa personne. De plus, j'ai fini par me rendre compte de tous les bienfaits que vous pouviez apporter à votre époux et ce pays. Bienfaits que ma fille n'aurait jamais pu leur procurer.
Et sur ses mots, il s'inclina profondément et, sans rien ajouter à part un « Altesses », prit congé. Je le suivis du regard tandis qu'il passait à côté de Kalor pour rejoindre le buffet, imitée par les spectateurs de notre rencontre. J'eus à peine le temps de voir un homme l'interpeller que Kalor me tira soudain devant lui. Le teint pâle et le souffle court, il me darda d'un regard sévère où se mêlait colère et crainte.
–As-tu perdu la tête, Lunixa ?
–Bien sûr que non.
–Alors pourquoi as-tu...
Sentant que l'attention revenait vers nous, Kalor me lâcha et prit difficilement sur lui pour masquer ses émotions et me conduire à l'écart des rapaces qui avaient assisté à la scène.
–Pourquoi lui as-tu répondu de la sorte ? finit-il par me demander dans ma langue, afin d'être certain que plus aucune oreille indiscrète n'épiait notre échange.
–Car tout le monde sait que j'ai remplacé sa fille. Je ne pouvais pas accepter ses vœux comme si de rien n'était. On m'aurait pris pour une sotte qui croit tout ce qu'on lui raconte, une hypocrite, ou encore une femme dénuée de toute compassion.
Ses traits se tendirent.
–Ce que pense nos invités n'a pas d'importance.
–Bien sûr que si. Et il n’était de surcroit pas question que je le laisse penser que je ne suis qu’une pauvre humaine dépourvue de pitié ou qu'on peut piétiner facilement.
–Il s'est déjà forgé une opinion à ton sujet et cela n'y changera rien.
–Je sais... Mais j'en avais besoin. Je ne veux pas leur prouver que je ne suis qu'une pathétique humaine qui ne peut rien t'apporter à part te rabaisser. En plus... J'espérais que cette petite provocation le ferait enfin songer à son plan.
Alors que Kalor allait de nouveau répliquer, il s'arrêta avant que le moindre mot ne franchisse ses lèvres et son regard argenté se perdit sur le côté.
–Kalor ?
Un sombre éclat s'alluma soudain dans ses yeux.
–Il semblerait que tu aies partiellement réussi ton coup, ma chérie. Nous n'avions pas vu Ulrich avant que je l'aperçoive car il vient seulement d'arriver. Maintenant qu'il est là, il compte observer un peu la situation avant de mettre en œuvre leur plan. Et la première étape sera de t'isoler.
Un puissant battement pulsa dans ma poitrine. Cette possibilité, nous l'avions évoquée pas plus tard que la veille, lorsque j'avais exposé à Kalor mon idée de jouer à l’appât – ce qui n'avait pas manqué d'échauffer sa peau. Après y avoir réfléchi quelques instants, il avait déclaré que la Cause pourrait chercher d'elle-même à m'éloigner, afin de s'assurer que ma possession avait bien lieu ou de rappeler au Marionnettiste ce qu'il devait faire.
Les épaules raides, Kalor se tourna vers le buffet, où son tortionnaire se tenait toujours. Je l'imitai, avant de me concentrer sur Baldr, toujours dans les bras de sa mère. Derrière elle, Valkyria s'était rapprochée. Malgré son sourire, je voyais bien à la raideur de ses gestes que Magdalena l’avait avertie des intentions de son chef.
Presque inconsciemment, je refermai mes doigts sur le pendentif de Freyja.
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