Chapitre 75 - Partie 1
LUNIXA
Un homme au visage fin et au nez busqué. Un nez busqué sur un visage masculin aux traits délicats...
Alors que les nobles défilaient devant moi pour voir Baldr et me féliciter, je continuais à scruter la foule amassée près de la porte ouest. Dans ma poitrine, les battements s'étaient faits plus nombreux, mais je parvenais encore à juguler mon appréhension croissante et à sourire avec plus ou moins de sincérité aux invités. Tout allait bien ; je savais plus ou moins à quoi m'attendre ; la Cause ne se doutait de rien ; encore moins du fait que je puisse être au courant de son existence ; je n'étais qu'une humaine à leurs yeux, guère plus qu'un misérable insecte incapable de causer le moindre problème...
Ce mépris viscéral était notre meilleur allié. Il devait en rester ainsi.
Un infime mouvement appuya sur mon bras et détourna mon attention de l'entrée. Mon cœur se serra à la vue de Baldr, profondément endormi malgré le brouhaha et les multiples présentations dont il était toujours l'objet. Pauvre petit cœur... Tout ce bruit et toutes ces attentions devaient l'avoir épuisé. Comment pouvait-on en vouloir à un être si innocent ?
Baldr gigota encore et vint frouiller sa tête contre mon sein, comme pour se protéger de toutes les personnes qui désiraient l'observer. Mes bonnes résolutions s'effondrèrent. Je m'étais obligée à limiter notre contact au strict nécessaire pour le porter, mais je ne pus me retenir plus longtemps. Avec délicatesse, je passai un pouce sur sa joue pleine, puis écartai la mèche d'un noir d'encre qui avait glissé devant ses yeux. Que ses cheveux étaient longs et soyeux... Il avait bien fallu deux mois à Alexandre et Éléonora avant d'en obtenir de semblables, en plus blonds.
Huit ans à peine les séparaient de Baldr... Dans une autre vie, à une autre époque, peut-être auraient-ils eu la chance de se rencontrer, se rapprocher et devenir complices, comme tous cousins devraient en avoir la possibilité.
–Lunixa ?
Un spasme me secoua. Relevant vivement la tête, je m'empressai de repousser l'image de mes enfants, en train de jouer avec leur cousin dans la neige du palais, pour revenir à la réalité. Nicholas se tenait devant moi, le visage légèrement assombri par son expression scrutatrice.
–Qu'y a-t-il ? demanda-t-il.
–Qu'y a-t-il ? Rien... Rien du tout, assurai-je, un sourire plaqué sur mes lèvres. Tout va bien.
Les traits de mon beau-frère s'adoucirent, son air soucieux remplacé par un voile de compassion.
–Ma chère belle-sœur... Nous avons passé plus d'un mois ensemble. Même si cela remonte à quelques temps, à présent, j'aime à croire que je suis encore capable de reconnaître ce regard mélancolique.
Mon sourire retomba en partie, mais de forcé, il devint sincère.
–Et vous avez raison d'y croire encore, admis-je touché par sa sollicitude.
Près de huit mois s'étaient écoulés depuis notre voyage et nous n'avions guère eut l'occasion de passer beaucoup de temps ensemble depuis lors, et pourtant, sa prévenance était toujours identique au jour de notre rencontre. La retrouver après tout ce temps apaisa étrangement ma nervosité. Nicholas ignorait tout du complot que nous essayions de déjouer, mais sa sincère bienveillance m'avait aidé à supporter le voyage qui m'avait arraché au mien et en cet instant, j'avais l'impression de pouvoir à nouveau m'appuyer sur ce soutien.
–Mais vraiment, tout va bien, répétai-je avec assurance. Je songeai simplement à mon frère et ma sœur. Au fait qu’ils ne rencontreront jamais leur neveu. Ils auraient pourtant pris leur rôle d’oncle et tante très aux sérieux. S’ils avaient été présents, ils ne l’auraient plus lâché et n’auraient eu de cesse de le présenter à nos invités.
–Cela arrivera un jour.
Je ne pus contenir mon scepticisme, ni la pointe de tristesse qui l'accompagna.
–J'en doute fortement.
Mon père ne permettrait pas à mes enfants de quitter le territoire avant des années – si tant était qu'il le ferait un jour – et pour ma part, je ne risquais plus de fouler les plages d'Illiosimera.
D'un discret mouvement de tête, Nicholas désapprouva mes mots.
–Vous devriez vous autoriser à croire, Lunixa. Vous, sûrement plus que quiconque ici présent, savez que l'avenir n'est pas toujours aussi sombre qu'il n’y paraît.
Tout en prononçant ces sages paroles, il baissa les yeux et désigna d'un geste du menton la bague à mon annulaire. Je me mis aussitôt à la faire tourner autour de mon doigt, dans un réflexe devenu si naturel que je n'y faisais même plus attention.
–Vous ne vous imaginiez pas un instant un tel avenir, n'est-ce pas ? Nicholas.
Sans cesser de jouer avec mon alliance, je ramenai mon attention sur Baldr, puis cherchai Kalor à travers la foule. Mon cœur se gonfla de tendresse lorsque mes yeux se posèrent sur son large dos.
–Certainement pas, murmurai-je. Même en rêve, je n'aurais osé en espérer autant.
« Talviyyör a beau être glacial, les habitants n'en son que plus chaleureux. »
Cette maxime, Nicholas l'avait répété à plusieurs reprises durant notre voyage. Et il ne saurait jamais à quel point ses paroles s'étaient révélés bien plus réelles que tout ce qu'il avait voulu dire par là. Ce n'était pas une simple chaleur qui habitait Kalor, mais un véritable brasier qui me réchauffait, me rassurait et me dévorait comme personne ne pouvait le faire.
Il ne me manquait plus que mes enfants pour que mon bonheur soit complet, ainsi que la disparition de la Cause.
Les images d'Alexandre et Éléonora, en compagnie de leur cousin, se matérialisèrent à nouveau dans mon esprit, plus vives que jamais. J’allais de nouveau les chasser lorsque je vis les lèvres de Nicholas se soulever.
–Vous voyez, conclut-il. Dame Nature seule sait ce que nous réserve l’avenir. Alors ne baissez pas les bras, Lunixa, et ne fermez pas les yeux au futur auquel vous aspirer.
Comme nourri de ces mots, le visage heureux de mes enfants jouant avec Baldr se renforça dans mon esprit et, l’espace d’un instant, d’un battement de cœur, tout au plus, j’obéis à mon beau-frère. Je ne la repoussai pas et la laissai m’emplir entièrement, me laisser à croire en elle. Croire que Nicholas n’avait pas tort ; croire qu’un jour, ces merveilleuses scènes ne seraient plus le simple fruit de mon imagination ; croire qu’un jour, la Cause ne serait plus une menace ; croire qu’un jour, je n’aurais plus à mentir à Kalor…
Puis soudain, l'illusion se brisa et mon cœur s'arrêta. Derrière moi, un « Princesse Lunixa ? » hésitant venait de se faire entendre. Lentement, je me retournai et me retrouvai nez à nez avec un valet en livrée. Un valet brun aux traits bien plus délicats que l'on si attendait pour un membre de la gente masculine – des traits presque androgynes – et que je dépassais de quelques centimètres, ce qui m'offrait une vue imprenable sur son arrête nasale et son angle, aussi cassant qu'incongru sur un visage d'une telle finesse.
Le valet de la Cause.
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