Chapitre 76 - Partie 1
LUNIXA
Le bourdonnement de la salle s'éteignit dès que les gardes refermèrent les portes dans mon dos. Le contraste avec le silence qui régnait dans les couloirs ne rendit ce dernier que plus intense, oppressant.
–Par ici, votre Altesse, m'invita le traître en s'engageant dans le corridor devant nous. Monsieur Sihteeriski vous attend dans le salon framboise. Il a jugé qu'il valait mieux qu'il descende afin de vous faire perdre le moins de temps possible.
–Une prévenante attention.
Excepté que ce salon se trouvait à deux-trois minutes d'ici. Une pièce plus proche que mon bureau et à une certaine proximité de la salle de bal pour y retourner rapidement, tout en y étant assez éloignée et isolée pour éviter le passage de la foule. La Cause avait bien choisi son lieu.
Le chemin jusque là-bas s'annonçait relativement désert en dehors des gardes en faction et de quelques domestiques. Je restai toutefois sur mes gardes. Rien ne garantissait que le Marionnettiste n’habitait pas l'un d'eux et n’allait m'attraper le bras pour me posséder ou bien qu'un Illusionniste le dissimulait à ma vue. Si Kalor avait également essayé d'écarter les soldats qu'il savait appartenir à la Cause des gardes du jour, il ne connaissait pas tous les partisans qui s'étaient engagé dans l'armée. Le Marquis Piemysond, en tant que général, pouvait avoir aussi remplacé à la dernière minutes certains hommes par les siens, sans que Kalor ne soit mis au courant. Je ne pouvais vraiment me fier à personne en dehors de notre maigre cercle.
Ma vigilance sembla de premier abord inutile, car personne ne vint à ma rencontre et rien ne me sauta aux yeux de tout le trajet, mais elle prit tout son sens à l'approche de notre destination. Le salon se trouvait dans un court couloir, à l'écart des allées principales. Un seul soldat aurait dû être suffisant pour surveiller les environs.
Or, ils étaient deux.
J'étais donc déjà en présence de trois partisans ? Combien y en avait-il en plus à l'intérieur ? Le Marionnettiste en faisait-il partie ? J'en venais presque à prier pour que ce soit le cas. Si je pouvais l'arrêter dès à présent, une part de ce cauchemar prendrait enfin fin.
Inconscient de l'étrange bouffée d'espoir qui pulsait à travers mes veines, Detlef passa devant le premier garde et s'arrêta au pied de la porte. Ses rapides coups contre le battant, afin d’annoncer notre arrivée, résonnèrent en écho avec ceux de mon cœur. Il s’empressa ensuite d’ouvrir, puis me désigna l'intérieur en s'inclinant.
–Votre Altesse.
Me retenant de prendre une profonde inspiration, je le remerciai et m'engageai dans le salon.
Un seul homme m'attendait dans la pièce. Il se tenait sur le tapis, entre les fauteuils de brocard et la table basse, et le traversait de longs en large. Je m'étais préparée à être confrontée à un Métamorphe, qui aurait abordé le visage de mon secrétaire, mais ce n'était pas du tout le cas. L'homme ne ressemblait en rien à Hermord. La Cause n'avait même pas pris la peine de me faire croire que j'allais m'entretenir avec lui.
Ne voyant dans ce comportement que la volonté d'attaquer dans la seconde, je me préparais à riposter au moindre assaut lorsque l'homme s'arrêta, le regard rivé sur moi.
–Oh, votre Altesse, je suis tellement navré de devoir vous importuner en ce jour si important !
Ma stupeur fut telle que j'eus du mal à ne pas écarquiller les yeux. En vitesse, le partisan récupéra une épaisse chemise posée sur la table en ébène, me rejoignit, puis me la tendit.
–Voilà le dossier en question. Suite à une brusque montée de l’eau du niveau des grands lac, une partie du comté de Hjärtasjö est submergée par les inondations. Le comte demande le soutien de ses voisins et de la couronne de toute urgence.
Je lui pris le document, de plus en plus troublée. Des inondations ? Qui engloutissaient de façon bien providentielle pour la Cause un comté sous ma juridiction et ce, le jour du baptême ? Était-ce seulement vrai ? Et à quoi jouait ce Lathos ? Pourquoi se comportait-il comme mon secrétaire alors qu'il n'affichait pas son visage ?
À moins que je ne distingue pas les traits qu'il est censé revêtir en cet instant !
Kalor m'avait prévenu que les Illusionnistes avaient de grandes chances d'être impuissants face à moi. À l’instar des Liseurs et des Guérisseurs, ils possédaient des pouvoirs symbiotiques.
Mais dans ce cas, qui était celui à l'origine du mirage invisible à mes yeux ? Detlef, qui m'avait suivie dans la pièce alors qu'il n'avait rien à faire ici ? J'étais en sa compagnie lorsque Kalor ne m'avait pas vue ; peut-être était-ce déjà de sa faute. Ou bien mon faux secrétaire ?
–Je vous en prie, mettez-vous à votre aise, ajouta ce dernier en me présentant le canapé. J'ai apporté tout le nécessaire pour que vous puissiez en finir au plus vite.
Vraiment ? Je ne voyais absolument rien sur la table. Qu'étais-je censé y trouver ? Tout en m'en rapprochant, je m'humectai les lèvres. Comment étais-je censée jouer le jeu alors que le plateau restait hors de ma vue ? Ma résistance risquait de me trahir ! Et j'ignorai toujours qui était le Marionnettiste.
Je m'installai malgré tout sur le fauteuil, puis entamai la lecture du document, du moins le prétendis-je. Même si cette catastrophe naturelle avait vraiment lieu – ce dont je doutais fortement, à moins que l’ancienne fiancée de Kalor n’en soit à l’origine –, je ne pouvais rien faire pour y remédier à l’heure actuelle. Toute mon attention restait tournée vers les deux Lathos.
Qu'avaient-ils prévu ?
Un léger fredonnement ne tarda pas à se faire entendre. Mes épaules se raidirent. Celui qui se faisait passer pour Hermord en était à l'origine. Était-ce une simple mélodie, ou bien se servait-il de ses pouvoirs de Lathos ? Kalor, Valkyria et Magdalena m'avaient listé toutes les races lathiennes existantes et expliqués leurs capacités aux cours des derniers jours, afin que je sache à qui nous pourrions avoir affaire. Et parmi toutes les races, il y en avait une dont les pouvoirs reposaient sur la voix : les Sirènes. Véritable hypnotique, leur chant s'insinuait dans les esprits de leur victime et les envahissait complètement, écrasant toute autre pensée. Cela les plongeait dans un état second, proche de la fascination pour le Sirène à l'origine de leur envoûtement, ou dans un profond sommeil. Une faculté contre laquelle j'étais encore sûrement insensible, car également symbolique. Ce qui risquait une fois de plus de me trahir.
Alors que faire ? Rien du tout ? Prétendre sombrer dans cet état second ? M'endormir ?
Le cœur battant, je choisis de ciller plusieurs fois, avant de me tourner lentement vers mon faux secrétaire, la bouche entrouverte et l'air hagard. Hermord était à mon service depuis cinq mois et jamais encore je ne l'avais entendu fredonner. De plus, puisque le Marionnettiste ne semblait pas être là, la Cause avait peut-être décidé de me garder ici en attendant son arrivée. Quoi de mieux pour y parvenir que de charger un Sirène de cette tâche ? Ce dernier n'avait ni besoin de me maintenir de force, ni de hausser la voix ; il n'avait qu'à murmurer une mélodie pour que je reste bien sagement sur ce canapé.
Je me faisais peut-être des idées, mais avoir l’air ailleurs, détachée de la réalité, paraissait plus prudent. Au pire, si je m'étais fourvoyée sur sa nature, lui et Detlef pourraient croire à une absence.
S'il s'agissait bien d'un Sirène, j’espérais toutefois qu'il cherchait seulement à m'envoûter et pas à m'endormir...
Dame Nature, merci, je n’eus pas à attendre longtemps pour en avoir confirmation. Dès que le faux Hermord rencontra mon regard vide, le coin de ses lèvres se souleva. Je dus me faire violence pour contenir mon soulagement.
–C'est bon, déclara-t-il sans cesser de fredonner. Tu peux aller prévenir le chef qu'elle est sous mon emprise.
Dans mon dos, Detlef s'exécuta sans attendre. Il sembla prendre grand soin de ne pas faire de bruit en refermant la porte, afin de ne pas me sortir de mon hébétude. Si le chant d'un Sirène venait à se rompre, sa victime ne tardait pas à revenir à elle.
En dépit du fredonnement persistant, un profond silence suivit le départ du valet, semblable à celui précédent un combat ou une course. Mon cœur se remit à battre plus vite. Cinq minutes... D'ici cinq minutes, au plus tôt, le Marionnettiste serait là. J'avais hâte que ce moment arrive autant que je le redoutais, et cette dualité mit à mal mes nerfs. Je parvins néanmoins à prendre sur moi et à rester dans mon rôle. Vite lassé de me surveiller, le Sirène quitta le mur contre lequel il était adossé et se dirigea vers la fenêtre. Je le suivis du regard, comme une parfaite envoûtée. Contrôler ma respiration pour qu'elle soit la plus lente possible, ciller rarement, bouger avec langueur, n'avoir d'yeux plus que pour lui sans vraiment le voir pour autant... Même quand il me tourna le dos pour observer l'extérieur, je veillai à avoir l'air ailleurs.
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