Chapitre 82

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VALKYRIA 


  Mon cœur battait trop vite. Dissimulées par mon corsage, des sueurs froides dévalaient mon dos. J'avais à la fois bien trop chaud et bien trop froid.

  Une bande de fous, voilà ce que nous étions. Mettre en déroute Ulrich sans éveiller de soupçons, alors qu'il avait des centaines de partisans à sa disposition, qu'il savait que nous nous doutions de quelque chose et qu'il s'était préparé en conséquence ? Kalor avait beau être un Élémentaliste, Magdalena une Liseuse et Lunixa dotée de cette incompréhensible résistance, nous n'étions que quatre. Quatre contre toute une organisation.

  À quoi pensions-nous ?

  Kalor était empoisonné et envoûté.

  Lunixa venait de se faire attraper à son tour, après avoir sacrifié la poussière d'havankila pour survivre à Lokia.

  Quant au Marionnettiste, Magdalena venait de découvrir qu'Ulrich n'avait pas maîtrisé mon frère pour qu'il serve d'hôte. Nous avions espéré que mon chef y songerait en partant, mais dès que le Furtif qui surveillait Lunixa l'avait averti de la mort du Sirène et de l'intervention de sa fille, Ulrich avait quitté la pièce en urgence, ne pensant qu'à Lunixa et ce que sa perte lui coûterait s'il ne l'arrachait pas des griffes de Lokia avant qu'il ne soit trop tard.

  Et à présent qu'il avait récupéré ma belle-sœur, il ne pensait toujours pas au Marionnettiste. Nous n'avions absolument rien. Ni son identité, ni sa localisation, ni la personne qu'il possédait ou était censé parasité. Rien.

  Ce salopard d'Ulrich était-il seulement venu avec un tel Lathos ? Nous nous étions déjà trompés à propos de Lunixa, alors pourquoi n'en serait-il pas de même avec cet atout ? Tout ce que nous avions supposé reposait sur les maigres informations grappillées par Alaric. Je n'étais plus sûre de rien. Excepté d'une chose : cette folie devait cesser.

  Tout de suite.

  –Y a-t-il beaucoup de monde entre la salle de bal et le salon des rois ?

  –Seulement les gardes, me répondit Magdalena avec inquiétude. Êtes-vous certaine de ce que vous faites ?

  Non, mais nous étions au pied du mur et de toute façon, la vie de Baldr était déjà menacée. L'éloigner de la foule ne le mettrait pas davantage en danger. Au contraire. Cela allait peut-être le sauver.

  Le regard verrouillé sur Thor et sa jeune famille, je vidai ma coupe d'une traite, la posai sur le plateau d'un valet qui passait par là, puis me mis en marche. L'appréhension me rongeait l'estomac. J'ignorais encore ce que j'allais dire à Thor, mais d'une façon ou d'une autre, je devais le convaincre de partir et de gagner un abri secret avec sa femme et son fils. N'importe lequel ferait l'affaire, tant qu'il ne s'agissait pas de l'abri royal. Magdalena avait beau nous avoir confirmé que les Lames Blanches en faction là-bas étaient des humains ou des Lathos sans affiliation avec la Cause, c'était le premier endroit où la Cause nous chercherait si elle se lançait à la poursuite de Baldr après son échec.

  Je devais aussi m'arranger pour tenir mon neveu tant que nous n'aurions pas accédé aux galeries cachées par le passage du salon des rois. Si le Marionnettiste ou un autre sbire moins incertain se montrait en chemin, je me téléporterais auprès de la Liseuse et lui confierais mon neveu avant de me charger du partisan. Et tant pis si mon frère et ma belle-sœur en étaient témoins. Leur fils représentait l'avenir de ce pays. Il passait avant tout.

  Mon allure un peu trop soutenue ne manqua pas d'interpeller certains nobles ; d'autres tentèrent de m'adresser la parole pendant ma progression. Dans les deux cas, je m'excusai brièvement en poursuivant sans tempérer mon pas.

  Jusqu'à ce que du coin de l'œil, je remarque mon époux. Les yeux pétillants de joie et armé d'un sourire rayonnant, il était en pleine discussion avec une poignée de nobles, dont le Comte Ystaski, l'un de ses bons amis. Le voir si radieux me noua la gorge et sans me rendre compte, je ralentis. Plus que la réaction de Thor ou de père face à la révélation de mes pouvoirs, c'était celle de Nicholas que je redoutais et qui me lestait la poitrine. Au moins, Thor avait sa femme et son fils ; mon père son aîné. Mais Nicholas ? Il n'avait plus personne. Toute sa famille avait péri un an après notre mariage, lors d'une explosion de poussière de farine dans le manoir familial. J'étais la seule qui lui restait.

  À l'idée que la découverte de ma nature ne ternisse à jamais son expression, que jamais plus son petit sourire en coin ne soulève la commissure de ses lèvres, une douleur térébrante se diffusa dans ma poitrine, comme si quelqu'un s'amusait à y enfoncer à un tisonnier chauffé à blanc. Cependant, je me forçai retrouver mon rythme rapide.

  Si je finissais par trahir mon secret, ce serait aussi pour lui. La Cause avait les mariages mixtes en horreur. Même si elle n'avait jamais rien dit vis-à-vis de Nicholas, je craignais constamment qu'elle ne s’en prenne à lui si elle parvenait à ses fins. Qu'elle ne s’en débarrasse pour m'obligerait à épouser un homme digne de mon sang ; un Lathos.

  Et peu importe à quel point Nicholas m’exécrera s'il découvre ce que je suis vraiment, je m'en accommoderai. Sa haine me sera toujours supportable à sa mort.

  D'ailleurs, ne devais-je pas aussi le convaincre de nous suivre dans l'abri royal ? À l'instar de Kalor, j'avais défié Ulrich. Il m'avait déjà puni pour lui avoir caché la grossesse de Mathilda, mais peut-être ne jugeait-il pas ma privation de pouvoir suffisante. Peut-être comptait-il aussi utiliser mon mariage contre moi. Et mon père ? Tant qu'il était en vie, la question de savoir qui lui succéderait sur le trône était encore trop lointaine...

  De nouveau, je fus tiraillée par une horrible décision. Mon pouls redoubla d'intensité alors que mes poumons commençaient à avoir du mal à se remplir. Je me trouvais encore à une trentaine de mètres de Thor et Mathilda. Nicholas était à une quinzaine de pas derrière moi ; il me semblait avoir vu père sortir sur le balcon, en compagnie de mère. Si je revenais en arrière chercher mon époux et mon père, Baldr resterait exposé au danger plus longtemps.

  –Je peux surveiller votre époux et sa Majesté, me glissa Magdalena.

  –Vous êtes capable de scinder encore votre esprit ?

  Elle était déjà reliée à tant de monde.

  –J'ai fui celui de la Marquise Piemysond depuis qu'elle a été empoisonnée. Et puisque le Marquis Piemysond détient votre belle-sœur et qu'ils se dirigent vers votre frère, j'ai cessé de regarder ce qu'elle voyait. Cela ne sert plus à rien.

  Effectivement.

  –Dans ce cas...

  Je continuai ma route sans faire de demi-tour. Mon cœur était si serré que j'avais encore plus de mal à respirer. Même si Nicho n'était plus vraiment seul, la surveillance de la Liseuse ne me rendait pas la tâche plus simple. Tout mon corps me hurlait de revenir en arrière pour l'emmener avec moi. De plus en plus fort à chaque pas qui nous éloignait.

  Je n'en avais pas fait dix qu'une étrange sensation écrasa soudain ce déchirement intérieur. J'avais l'impression d'avoir pris une brusque inspiration alors que ce n'était pas le cas.

  –Magdalena ?

  –Je l'ai... J'ai trouvé le Marionnettiste.

  Je me figeai.

  Avais-je bien entendu ? Ses pensées avaient été si faibles, encore moins forte qu'un murmure. Je n'arrivais pas à déterminé si j'avais imaginé ses mots ou si le choc avait failli rompre la connexion entre nous. À moins qu'elle n'osait y croire elle-même.

  –Non, vous m'avez bien entendu, assura Magdalena, de manière bien plus distincte. Il est là.

  –Où ?

  Avec bien du mal, je me retins de tourner sur moi-même pour le chercher dans la salle.

  –Il vient d'arriver par la porte est, dans le corps d'une domestique. Dès que nous avons su qu'il ne posséderait pas votre belle-sœur, j'ai essayé d'analyser tous ceux qui entraient dans la pièce. Comme la réception dure déjà depuis des heures, il ne pouvait pas être déjà là. À moins que la Cause n'ait prévu un Illusionniste pour dissimulés son corps inconscient.

  Je n'eus soudain que bien trop conscience de la porte en question, située à une vingtaine de mètres dans mon dos. Plus proche que Baldr.

  –Son esprit ? m'enquis-je.

  –J'y travaille déjà, mais c'est encore pire que je ne le pensais. J'ai l'impression de devoir mettre la main sur de la fumée.

  Cette remarque me parvint sur un ton différent du reste de notre échange, comme un écho lointain, comme si elle ne m'était pas destinée mais que je l'avais reçu par mégarde, à travers notre lien. Mes épaules se crispèrent. La chaleur que je ressentais commença à prendre le pas sur le froid qui la côtoyait. J'étais prise d'une furieuse envie de revenir sur mes pas et d'empoisonner le Marionnettiste tout de suite. Cependant, j'avais bien vu ce qui était arrivé à Kalor et Lunixa. Là où notre folie nous avait mené.

  Mais aucun des deux n'avaient frappé le premier. Ils avaient attendu que la Cause lance l'offensive avant de répliquer. Ils avaient voulu jouer le jeu jusqu'au bout.

  La bague à mon index me démangea. J'eus encore plus chaud.

  Si les rôles avaient été inversés, s'ils étaient passés à l'attaque en premier, s'ils avaient vraiment pris leur adversaire au dépourvu, la situation aurait-elle été différente ?

  –A-t-il prévu de changer de corps avant de s'en prendre à Baldr ?

  –Je l'ignore. Tant que je ne me serais pas glissé sans son esprit, je ne percevrais rien d'autre que ses émotions.

  –Et y a-t-il d'autres partisans avec lui ?

  Des Lathos capables de se dissimuler des regards et d'agir à l'insu de tous, à l'instar d'un autre Illusionniste, d'un Invisible, d'un Assassin.

  –Je ne peux pas me battre avec son esprit et en chercher de nouveaux en même temps.

  –Alors interrompez-vous un instant, lui ordonnai-je. J'ai besoin de savoir s'il est entouré avant de me déci...

  Le reste de ma réflexion se distilla alors que tout autour de moi, le monde se troublait.

  Que...

  –Princesse ?

  Une brusque bouffée de chaleur me prit et une épaisse brume m'envahit. La musique de l'orchestre se retrouva comme noyée ; les invités disparurent, fusionnés dans une mer bigarrée indistincte ; les odeurs et parfums se distillèrent.

  Hébétée, je cillai plusieurs fois, essayant de chasser ce voile, de rassembler mes pensées. En vain.

  Une seconde après, mes genoux flanchèrent.

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