Chapitre 94 - Partie 1
KALOR
Le temps s'écoulait si lentement que chaque minute me paraissait aussi longue qu'un tour de cadran. Durant la première heure, mon père et les deux officiers m'interrogèrent sur Ulrich et l'attaque dont Lunixa et moi avions été victimes. Ma réponse fut un ramassis de mensonges et semi-vérités. Ulrich et ses comparses nous avaient enlevés afin de se débarrasser de nous. J'avais réussi à me libérer alors qu'ils s'en prenaient à Lunixa, puis m'étais jeté sur eux. Ils devaient avoir prévu de faire passer notre mort pour accidentelle, car durant notre lutte, le briquet d'un homme était tombé sur le tapis et l’incendie s’était propagé d’un coup. Un liquide inflammable avait dû être versé dans la pièce pour que ce soit aussi rapide. Le temps que je nous débarrasse de nos derniers adversaire, les flammes avaient presque envahi tout le salon. Nous avions fui avant qu'elles ne se referment sur la porte. L'identité des complices d'Ulrich ? Je n'en connaissais aucun, mais certains avaient des uniformes de domestiques. Ulrich avait dû les leur fournir.
Il n'en fallut pas plus à mon père pour ordonner l'arrestation de tous les membres de la familles Piemysond, la mise en examen de leur personnel, ainsi qu'une fouille complète du palais avec mise en garde à vue de toutes personnes au comportement suspect ou incapable de répondre à des questions personnelles.
Le lieutenant partit transmettre cet ordre sous le regard hanté de ma mère. Quand elle le reporta sur moi, je lui tournai le dos et allai m'asseoir auprès de Lunixa. Je restai un moment à son chevet, avant d'aller veiller sur Valkyria et Nicholas. Malgré ma fatigue, je jonglai ainsi entre eux trois pendant la deuxième heure, compensant pour les autres. Thor était coincé avec sa femme et son fils endormis dans les bras. Mère attendait l'arrivée d'informations depuis le canapé et se contentait de nous observer de loin lorsqu'elle ne fixait pas la porte ; l'accoudoir subissait sa nervosité. Quant à père, debout au milieu de la pièce, il attendait aussi l'arrivée de nouvelles en faisant les cent pas et son attention jonglait entre entre la porte, les Lames Blanches et nous.
Les rares fois où je croisais son regard, ce qu'il avait dit à propos des Lathos interrompant des exécutions dans l'ouest me revenait, mais ces mots s'envolaient tout aussi vite. J'avais déjà bien trop de préoccupations pour me soucier en plus de celle-ci.
Le réveil de Valkyria marqua la fin de cette deuxième heure. Le capitaine Bellyski l'aida à s'asseoir et commença à lui poser des questions, qu'elle ne semblait pas comprendre. Elle n'avait pas non plus l'air de saisir où nous étions et étudiait la pièce d'un air hagard. Puis ses yeux se posèrent sur Nicholas et le voile brumeux qui les couvrait s'envola. Elle se rua vers lui, tombant du lit dans sa précipitation. Le capitaine l'aida à se relever et voulut la reconduire à sa couche tandis que j'abandonnais le chevet de Lunixa pour la rejoindre. Val le repoussa violemment et tomba à genoux devant le lit de son époux.
–Nous ignorons ce qu'il a, lui expliqua Thor, lorsqu'elle se tourna vers nous. Un Télékinésiste s'en est pris à lui et l'a entraîné hors de la salle de réception. Les soldats l'ont trouvé dans le salon de l'aurore, inconscient. Un inconnu reposait sur le canapé à côté de lui, dans le même état.
Le regard désespéré de ma sœur glissa vers moi. Je ne pus que secouer la tête. Comme tout le monde, j'ignorais de quoi souffrait Nicholas. Il ne s'était pas réveillé depuis son arrivée ici et ne répondait à aucun stimulus, aussi bien physique que verbal. D'après le capitaine Bellyski, cette absence totale de réaction aurait dû indiquer un coma profond, mais son pouls, sa pression sanguine et son souffle, bien qu'un peu faibles, n'avaient rien d'alarmant. Ses pupilles réagissaient aussi à la lumière. Ces quatre points ne concordaient pas avec un coma profond et donnait plus l'impression qu’il était plongé dans un profond sommeil. Le capitaine le surveillait de près depuis qu'il en avait terminé avec Lunixa et avait mandé l'un de ses hommes s'enquérir de l'état de l'inconnu découvert avec Nicholas. Il s'avéra que ce valet – ou prétendu valet – présentait les mêmes symptômes.
Magdalena savait peut-être de quoi mon beau-frère et cet homme souffrait, mais elle ne me répondait toujours pas. Ce silence m'inquiétait. J'espérais qu'il était dû à la fatigue ou à un départ du palais, et non à une perte de connaissance causée par un surmenage. En tant que camériste personnelle de Lunixa, Magdalena avait été mise dans la confidence des couloirs secrets, mais après les événements de la journée, elle serait tout de suite appréhendée si elle était découverte dans les galeries.
Sans quitter son mari des yeux, Valkyria nous laissa, le capitaine Bellyski et moi, la ramener sur son lit pour être examinée. Nos parents mirent momentanément fin à leurs surveillances de la porte pour se concentrer sur elle.
–Pouvez-vous me dire ce qui vous est arrivé ? Lui demanda l'officier en sortant son stéthoscope. Savez-vous qui vous a droguée ? Ce qu'on vous a administré ?
–Je...
Ses paupières papillonnèrent, puis elle analysa de nouveau la pièce. La lueur se fit dans son esprit. Elle avait reconnu l'abri royal, prenait conscience de notre état à tous, ressentait la tension ambiante.
–Que... Que s'est-il passé ?
Thor et moi nous chargeâmes de lui rapporter tout ce que nous savions. Si l’intervention d’Alaric la laissa coite, elle cessa tout bonnement de respirer lorsque je lui palais de l’implication d’Ulrich et de sa mort. Ce rappel raviva la fureur de mon père, sa méfiance à l'égard de nos gardes – Ulrich l'avait berné, alors pourquoi pas ces hommes ? À la lisière de mon champ de vision, ma mère contracta sa mâchoire déjà fortement tendue et planta ses ongles dans le tissu de l'accoudoir. Son regard pesait sur mes épaules.
Suivant mon exemple, Valkyria dénonça une Comtesse, ainsi que la domestique qu'elle avait tuée. Mon père n'eut pas besoin de dire un mot. L'expression plus noire que jamais, il se tourna vers une Lame, qui partit aussitôt ordonner l'arrestation de la Comtesse Nevidiska et sa famille. Les coutures de l'accoudoir commencèrent à craquer sous la pression des doigts de ma mère.
Je refusai d'y prêter attention. Lorsque le capitaine en eut terminé avec Val, chacun retourna à ses propres préoccupations : mon père se remit à faire les cent pas, ma sœur demanda à un garde de lui apporter une chaise pour qu'elle puisse être au chevet de son époux, et je regagnai celui de ma femme.
Je veillai régulièrement sur elle depuis plus de de deux heures, mais une fois encore, la vue de son visage tuméfié raviva mes craintes et ma culpabilité, m'empêcha de respirer correctement. J'avais été si proche de la perdre... Le capitaine Bellyski m'avait assuré que ses jours n'étaient plus en danger, mais elle était dans un tel état. Que lui avait fait le Guérisseur pour qu'elle perde autant de poids en un instant ? Même en résistant à Freyja ou à l'Horloger, Lunixa ne s'était jamais décharnée si brutalement. Elle avait en outre tant de meurtrissures. Lui venaient-elles toutes de Lokia ? Si je me fiais aux dires d'Ulrich, Lunixa avait libéré la poudre d'havankila pour se protéger de sa fille. Et ses mains... Par ma faute, ses mains...
J'aurais dû savoir que Lunixa était à l'origine du petit brasier que j'avais perçu. Afin de parer à toutes éventualités, je lui avais confié un briquet avant de partir pour le temple. Je lui avais fait promettre de l'utiliser quel que soit la situation ou le nombre de personnes autour de nous. En retour, je lui avais promis qu'elle ne risquerait rien si elle était amenée à l'utiliser, que je ne la brûlerais pas une seconde fois.
–Je sais, m'avait-elle répondu sans la moindre hésitation. Je te fais confiance. C'est plus pour toi que j'ai peur.
Et c'était ce qu'elle avait fait. Avec le Guérisseur qui l'immobilisait, je la pensais dans l'incapacité de saisir ce maudit briquet, mais par je ne sais quel miracle, elle avait réussi à mettre la main dessus et à l'allumer. Elle avait même dû embraser le nœud dans son dos, puisque j'avais senti un petit feu et non une simple flamme. Quoi qu'il en soit, elle s'était mise en danger pour me donner une chance d'agir, avait mis sa vie entre mes mains. J'avais juste à éloigner ce brasier de son dos pour la protéger de toute brûlure, avant de me laisser aller. C'était tout ce que j'avais à faire !
Et c'était tout ce que je n'avais pas fait. Je n'avais écarté les flammes qu'après avoir les avoir attisées. Par conséquent, elle se souffrait de brûlures du deuxième degré sur les paumes et du premier degré sur les bras et sur la nuque. Une petite zone de cheveux avait également brûlé à la base de son crâne.
Mes doigts se serrèrent sur mes cuisses.
Si j'avais maintenu le feu une seconde de plus au contact de ses mains...
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