Chapitre 95 - Partie 2
Ce matin-là, cette dernière n'était pas encore installée sur la chaise entre nos lits lorsque le capitaine me déposa dans le mien. Elle se trouvait auprès de Valkyria. Je n'y avais pas fait attention avant d'aller aux cabinets, peut-être n'étais-je pas encore bien réveillé, mais la sœur de Kalor portait toujours sa robe du baptême. L'émotion me prit à la gorge quand je m'en rendis compte. Nous venions de passer notre quatrième nuit dans l'abri.
Après une hésitation, Mathilda la quitta pour me rejoindre. Baldr se trouvait toujours dans ses bras ; j'avais l'impression qu'elle ne l'avait pas lâché depuis notre arrivée. Derrière elle, Valkyria jeta un coup d'œil pour voir où notre belle-sœur se rendait. Il fut si bref que j'eus à peine le temps de croiser son regard absent, de voir ses énormes cernes qu'elle se reconcentrait déjà sur son époux.
–Il... Poséidon n'a toujours pas montré de signe de réveil ? murmurai-je à Mathilda lorsqu'elle arriva à ma hauteur.
Une pointe de tristesse naquit dans ses yeux, mais un sourire amusé souleva le coin de ses lèvres.
–Encore ce Poséidon ? Kalor va finir par devenir jaloux si tu continues à citer son nom.
Mon pouls eut une embardé.
–Désolée. Je... Je voulais parler de Nicholas.
Son étincelle de malice disparut et la peine finit par envahir totalement son visage. Elle s'assit sur la chaise entre nos couches, lissa sa robe de chambre.
–Pas le moindre.
Mon cœur se serra davantage. Je savais pourtant déjà ce qu'il en était : l'état de Valkyria à lui seul avait répondu à ma question. Même si l'état de Nicholas semblait au moins stable, cela ne suffisait pas à Valkyria. Plus le temps passait, plus elle se renfermait sur elle-même et plus elle se négligeait. Assise sur la chaise à côté du lit, les coudes posés sur le matelas et les doigts serré autour de la main de Nicholas, elle ne semblait pas avoir dormi depuis deux nuits. Les cernes sous ses yeux tendaient à confirmer cette impression : ils ne faisaient que s'accentuer de jour en jour.
J'aurais aimé alléger sa peine, mais j'ignorais quoi lui dire. C'était notre aveuglement qui avait conduit son mari dans le coma. Aucun de nous n'avait vu la menace qui pesait sur Nicholas, pourtant aussi évidente que celle sur mon dos et celui de Baldr. Pas même elle.
Je n'osais imaginer ce qu'elle ressentait.
Mathilda me laissa le temps de digérer cette absence d'amélioration avant de me faire un compte rendu des autres nouvelles. Pour la première fois depuis notre arrivée, aucun suspect ne s'était ajouté à la liste. Pourtant, trois noms franchirent bien ses lèvres : ceux des trois personnes appréhendées. Les premières arrestations avaient enfin eu lieu.
Cette information, couplé au soulagement dans la voix de ma belle-sœur, ma donna la nausée. Se méprenant sur ma réaction, Mathilda voulut me rassurer. Je n'avais pas à m'inquiéter. Il ne s'agissait peut-être pas du Télékinésiste ou des deux nobles déjà reconnues coupables d'être des Lathos, uniquement de trois domestiques ayant fui le palais, mais c'était un bon début. Maintenant que nous étions au courant de l'existence d'erreurs entre nos murs, ce n'était plus qu'une question de temps avant que les gardes ne les débusquent et purgent le palais de leur engeance.
Sa voix pleine d'espoir, même si elle paraissait manquer de conviction, ne m'aida évidemment pas à me sentir mieux. Et celle de Kalor, qui résonnait dans le bureau, renforçait encore mon mal-être. Elle ne manquait pas d'aplomb, mais je sentais sa tension à travers elle, les failles qu'il cherchait à cacher. Ma poitrine se serra au point que j'en ressente une vraie douleur physique. Kalor avait voulu remettre en question le traitement des Lathos, mais à cause de l'état de Nicholas, de l'implication de son ami et du témoignage de Mathilda concernant l'intervention de « Dame Nature », ses efforts étaient menacés ; peut-être même déjà réduits à néant. Pire encore, les humains risquaient d'y voir une preuve supplémentaire que les Lathos devaient disparaître. Tout l'inverse de ce que Kalor avait désiré.
–Lunixa..., fit soudain Mathilda.
Fermant les paupières, je me forçai à ravaler les larmes qui embrouillaient ma vue.
–Ce n'est rien. Je suis juste encore un peu fatiguée.
–Et si vous mangiez un peu ? me proposa le capitaine. Cela vous fera le plus grand bien.
La simple idée d'avaler quoi que ce soit me donnait envie de vomir, mais je n'émis aucune protestation. Il m'aida à me redresser avec sa collègue et m'adossa contre le mur, mon oreiller placé au creux de mes reines. Sykpleiska prit ensuite le relais et se changea de me donner à manger. Chaque bouchée avait un goût de cendre.
J'avais difficilement picoré la moitié de l'assiette lorsque la porte du bureau s'ouvrit sur l'inconnu au ton posé. Le visage de César s'imposa aussitôt à moi et j'eus beau cligner des paupières, il eut du mal à partir. Cet homme n'avait pourtant rien à voir avec mon parrain. Il devait à peine mesurer ma taille, était plus trapu et cumulait au moins une décennie de plus que lui. Cependant, tout dans sa posture, son uniforme et son regard me renvoyait à César. Sa veste d'officier, orné de galon de différentes couleurs, ainsi que la réaction des soldats, qui se mirent tous au garde-à-vous, ne firent que confirmer mes doutes.
Il s'agissait du chef d'état-major de Talviyyör. Le dirigeant suprême de toutes les armées, après le Roi.
L'attention de cet homme s'attarda un instant sur moi avant de passer sur les autres membres de ma famille. Il nous salua d'une profonde inclination et d'un « Princesses » qui résonna autant dans sa poitrine que sur les murs bruts de l'abri. La prestance de ce timbre me crispa. Les Lathos avaient beau posséder des pouvoirs divins et être considérés comme une tare mondiale, les souverains de toute la Terre les sous-estimaient trop pour que les haut-gradés soient impliqués dans leur éradication.
Il avait fallu à mon père la mort de Poséidon pour prendre au sérieux leur menace.
Et visiblement, les paroles de Kalor n'étaient pas entièrement tombées dans l'oreille d'un sourd. La présence du chef d'état-major prouvait que son père ne minimisait plus la force des Lathos.
Cette prise de conscience était aussi rassurante qu'inquiétante.
J'éprouvai donc autant de soulagement que d'angoisse à voir le chef des armées s'éloigner, entraîner avec lui la tension que sa simple présence avait générée. Dès que la porte se referma dans son dos, tous les soldats quittèrent le garde-à-vous et Sykpleiska récupéra mon assiette sur la table de nuit. L'idée de manger me rebuta encore plus qu'avant. Cette fois-ci, je lui fis comprendre que je n'en voulais pas d'un geste de la main.
–Tu es sûre ? s'enquit une voix bien trop familière, juste derrière elle.
Je relevai vivement la tête et tombai sur Kalor. J'avais été si préoccupée par la présence du chef d'état-major que je n'avais pas remarqué qu'ils avaient tous quitté le bureau, à l'exception de son père.
J'opinai mollement tandis que la soldate s'écartait pour lui laisser la place. Kalor tendit une main vers moi. Sûrement de façon inconsciente, car au moment où ses doigts effleurèrent ma joue, il se crispa. Je voulus pencher la tête vers sa paume pour lui faire comprendre que tout allait bien, mais il fut plus rapide : il abaissa son bras et se contenta d'un maigre sourire.
–Comment te sens-tu, ma chérie ? Tu n'as pas fait de cauchemars ? Ressens-tu des élancements dans ta blessures au flanc ? Et tes mains ?
Mon seul réflexe fut d’enfuir ces dernières sous les draps alors que le médecin l'informait qu'il allait justement s'en occuper, à présent que j'avais fini de manger.
Mon pouls s'accéléra à cette perspective, mais ce fut encore pire lorsque Kalor demanda s'il pouvait s'en charger.
–Si cela te va aussi, ajouta-t-il à mon attention.
Non, cela ne m'allait pas. Pas du tout. Je ne voulais pas qu'il voit mes mains, encore moins qu'il y touche. Je craignais déjà qu'en observant mes paumes, en les touchant, quelqu'un comprenne ce qu'il s'était vraiment passé, ce que j'avais vraiment fait. J'avais beau savoir que les humains ignoraient tout de la Créatrice, je ne pouvais me défaire de cette peur et devais prendre sur moi pour surmonter cette nouvelle part du cauchemar chaque fois qu'on débandait mes paumes pour les traiter.
Alors Kalor ?
Jusqu'à ce jour, il n'avait jamais été présent quand le capitaine m'avait appliqué la crème. Il s'était aussi trouvé une explication pour expliquer mes brûlures. Mais la perspective qu'il les voit, les touche, m'effrayait encore plus que les autres. Et si, au contact de ma paume, Kalor sentait que le feu y était né ? Et si mes flammes et celle d'un briquet n'avaient pas la même énergie et qu'il s’en rendait compte ? Et si son touché attisait mon pouvoir et faisait rejaillir un petit brasier au creux de ma main ?
Une étincelle. Il n'en faudrait pas plus pour que l'on se jette sur moi et que la situation dégénère complètement. Et j'étais désormais si incertaine de mes pouvoirs. Pas que j'en ai un jour connue la véritable étendue ; toutefois, j'étais parvenue à les contrôler. Je savais quel type de création me demandais plus d'énergie que d'autre. Armes, vêtements, nourriture... J'avais donné vie à bien des choses depuis ma toute première création. Mais un élément ? Jamais. Cela ne m'avait jamais traversé l'esprit. Pourtant, dans le salon, je n'avais eu aucune hésitation. Je ne m'étais même pas demandé si j'en avais la faculté. Il n'avait pas non plus été question d'un intermédiaire que je savais pouvoir créer, comme le briquet que Kalor me pensait avoir utilisé.
Il avait eu besoin de feu et je le lui en avais offert. Purement et simplement.
Cela me terrifiait.
Je ne pouvais toutefois refuser de débander mes mains sans soulever d'interrogation. Et il y avait eu une telle hésitation dans la voix de Kalor... Depuis que je m'étais réveillé après les points de suture, la culpabilité n'avait pas quitté son regard et il n'osait plus me toucher sans mon autorisation. Ni même m’effleurer.
Alors, avant que mon silence ne lui fasse penser que je craignais son contact, j'opinai faiblement et sortis mes mains de leur cachette. Kalor m'adressa un timide sourire que j'eus du mal à lui retourner.
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