Chapitre 97 - Partie 2
Je me redressai d'un coup, en nage et pantelant. De violents tremblements m’agitaient de toutes parts. Je cherchai à reprendre le contrôle de mon corps, à retrouver mon souffler, alors que mon regard fou bondissait sur tout ce qui m'entourait. Les draps, le tapis, la commode, les rideaux, les murs, le chandelier éteint, le cheminée vide, tous dans des teintes grises.
Tous dépourvu de cadavre.
Et Lunixa....
Lunixa était juste là, profondément endormie à mes côtés. Son crâne n'était pas visible, ses paupières closes sur ses deux yeux, et les bandages sur ses mains, bien trop épais pour ne couvrir que des os.
Ramenant une jambe contre mon torse, je posai le front sur mon genou et pris enfin une longue inspiration tremblante.
–Altesse ?
Je relevai la tête, me tournant en direction de la voix, le poignard que j'avais dissimulé sous mon oreiller déjà en main.
Mais ce n'était que Okhranski, mon garde du corps. Alors que seul un fin rai de clarté lunaire éclairait la pièce et qu'il était en contre-jour de cette maigre lueur, je distinguai ses trais aussi clairement qu'en plein soleil. Toutefois, à l’image de la chambre, toute couleur l’avait déserté. Il n’était plus que nuances de gris.
Comprenant soudain que mon pouvoir élémentaires avait gagné mes yeux, je les fermai et le forçai à regagner son antre.
–Ce n'est rien, murmurai-je. Juste un cauchemar.
Je sortis du lit, récupérai mon étui à cigarette sur la table de nuit, puis me rendis sur le balcon pour fumer et essayer de me calmer.
Tout va aussi bien que possible. Respire...
Ulrich était mort. Je l'avais confirmé à Alaric quelques heures plus tôt, sur ce même balcon. Je n'avais qu'à regarder le mur à ma droite, celui contre lequel il s'était tenu pour ne pas être vu pendant notre discussion pour le revoir lâcher cette expiration libératrice, enfouir son visage derrière une main tremblante, tout son corps être libéré de la hantise de retomber entre les mains de son ancien tortionnaire... J'avais aussi réussi à conduire Magdalena auprès de Nicholas ; elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour limiter ses séquelles. Lorsque nous avions tout expliqué à ma sœur, elle avait renforcé sa prise sur mon bras et avait laissé couler ses larmes. Mais elle ne s'était pas effondrée. La tête haute, Val avait accusé la vérité avec force, puis m'avait promis son soutien pour la suite. Je comptais d'ailleurs me pencher sur nos futurs alliés potentiels dès mon réveil. Mon vrai réveil. Avec un peu de chance, nous ne serions bientôt plus seuls.
Hélas, j'avais beau me répéter ces mots, enchaîner bouffée après bouffée, je n'arrivais pas à me détendre ni à apaiser les flammes dans mes veines. Ce mauvais rêve était le quatrième depuis le baptême. Le quatrième en cinq nuit.
Les disputes dans l'abri, la liste de suspects et les arrestations, ces cauchemars, savoir que si la tête d'Ulrich était tombée, celle des autres chefs étaient toujours bien ancrés sur leurs épaules, toutes leurs potentielles réactions qui défilaient dans mon esprit, cet avenir si incertain... J'avais accumulé un trop plein de tension que j'avais refoulé aussi longtemps que possible. Ce soir était la goutte de trop. Il me fallait l'expulser, au risque de craquer.
Toujours appuyé à la balustrade en pierre, je me détournai des jardins pour me concentrer sur Lunixa, tout juste visible depuis ma position, même avec le rideau de la chambre ouvert. Mon estomac se tordit. L'idée de la laisser hors de ma vue m'était insupportable, surtout que je ne pouvais demander à Magdalena de la surveiller en mon absence. La pauvre s'était effondrée après notre passage dans la chambre de ma sœur et elle méritait amplement une vraie nuit de sommeil. Cependant, je ne pouvais rester ainsi plus longtemps. Mon pouvoir s'était manifesté dans mon sommeil. Combien de temps faudrait-il avant qu'il ne soit plus seulement question de ma vision monochrome ? Combien de temps avant que je ne brûle Lunixa à nouveau, sans en avoir conscience ?
Si je ne me dépensais pas dès à présent, je risquais de devenir aussi dangereux que les personnes dont je souhaitais la protéger.
Alors, l'estomac au bord des lèvres, je finis par quitter ses appartements, talonné par Okhranski.
Le complexe d'entraînement aurait dû être vide à cette heure indue. Même si de nombreux soldats s'entraînaient jusqu'en fin de soirée, les lieux se vidaient avant minuit. Pourtant, à notre arrivée, je ne tardais pas à percevoir du bruit : une respiration forte et des coups d'épée. Intrigué, je m'avançai dans cette direction jusqu'à atteindre la zone dédiée aux maniements des lames.
Jusqu'à mon père.
Une rapière à la main, il enchaînait les frappes, tantôt sans adversaire, tantôt sur un mannequin d'entraînement.
Cela faisait si longtemps que je ne l'avais plus vu ici que je restais dans l'ombre quelques instants. Si ses coups semblaient avoir perdu en force, ils étaient toujours aussi précis et parfaitement exécutés qu'autrefois. Avait-il aussi eu besoin d'extériorisé un trop plein de tension ? Ou avait-il décidé de reprendre ses entraînements, de se remettre à niveau, en cas de future attaque ?
Mais où était passé son garde du corps ? Il n'avait l'air nulle part.
Je sortis enfin de l'ombre et le bruit de mon pas attira immédiatement l'attention de mon père. Il se retourna d'un coup, en garde. Ses sourcils se haussèrent de surprise.
–Kalor ?
Il commença à baisser son épée avant de la redresser, les yeux soudain plissés de méfiance. Je levai les mains en signe de paix.
–C'est bien moi, père. Je n'avais que treize ans, le jour où vous m'avez amené ici pour la première fois. Vous aviez décidé d'avancer mon entraînement militaire, suite à mes accès de colère à répétition. Cependant, même cela ne suffisait pas. Alors, pendant les six mois qui ont suivi, vous avez pris de votre temps, chaque nuit, pour m'aider vous-même à revoir ce que j'avais appris dans la journée
–Et expulser enfin toute cette animosité qui couvait en toi, conclut-il en laissant retomber son bras. Est-ce pour cette raison que tu es là, au cœur de la nuit, fils ?
–Et vous ?
Il ne répondit pas plus que moi. Durant quelques secondes, nous nous fixâmes, des mots silencieux, la compréhension, passant entre nous. Puis mon père rompit le contact, récupéra une épée d'entraînement au fil émoussé et me la tendit.
Me battre avec lui, après toute ces années, me donna l'étrange impression d'avoir remonté le temps. Nos vieux entraînements, la patience dont il avait fait preuve face mon caractère explosif, ses conseils, la première fois que j'avais réussi à le feinter... Mes souvenirs de cette époque rejaillissaient l'un après l'autre à chaque coup échangé. Pourtant, tout avait changé : Père ne me dominait plus ni de sa taille, ni de son aisance ou son savoir à l'épée, ni de son sang-froid. Entre sa baisse de niveau et le temps qu'il avait déjà passé cette nuit dans le complexe, je devais retenir mes coups pour éviter que nos affrontements ne tournent court. Pendant les premiers échanges, je m'étais demandé si cette restriction allait m'empêcher de me débarrasser de cette tension étouffante. Mais il n'en était rien. M'obliger à mesurer mes attaques me faisait tout autant de bien que nos duels. Je ne voulais plus redevenir cette bête que j'étais devenue dans le salon beige, celle qui avait perdu tout contrôle et failli dévorer l'être le plus important à ses yeux. Alors me sentir en parfait contrôle de ma force et du feu dans mes veines me prodiguait un profond soulagement. Mon pouvoir n'avait pas la mainmise sur moi ; j'étais toujours maître de mon corps et mes pensées.
Comme si cette preuve de maîtrise et les souvenirs de nos vieux combats, de cette époque où tout était plus simple et de ces moments où mon père avait juste été mon père ne suffisaient pas, je le surpris à sourire à plusieurs reprises, après une feinte vicieuse de sa part ou lorsqu'il voyait clair dans mon jeu.
–Allons, fils, tu ne pensais tout de même pas m'avoir ainsi. Rappelle-toi qui t'as appris cette passe !
Ces sourires et la chaleur dans sa voix, lors de ces commentaires, avaient été si rares au cours de la dernière demi-décennie... Moi qui étais simplement venu ici me dépenser, je récoltais bien plus que prévu : ce moment hors du temps, ces retrouvailles entre père et fils, après tant d'années à être Roi et Prince.
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