Chapitre 99 - Partie 3

6 minutes de lecture

  J'ignorai depuis combien de temps je n'avais plus versé de larmes. Même à la mort de mon époux, mes yeux étaient restés désespérément secs. Mais plus j'avançais dans ma lecture, plus les mots se troublaient. Mes prunelles étaient tellement embuées que je faillis ne pas remarquer le post-scriptum, tout en bas de la missive.


  PS : En plus des présents, une photo vous attend dans l'enveloppe. Par manque de temps, je n'ai pu en trouver de meilleur que celle-ci, alors s'il te plaît concentre-toi sur mon sourire, et non sur mon poids, je te promets que j’en ai retrouvé depuis. C'est le plus important.


  Je tirai le cliché en question, puis fermai les yeux. Une larme roula le long de ma joue. J'étais si bouleversée qu'il me fallut quelques secondes pour me reprendre et pouvoir à nouveau poser les yeux dessus.

  Comme Lunixa l'avait précisé, elle était horriblement maigre. Son regard témoignait aussi d'une certaine fatigue et d'une tristesse latente. Cependant, elle souriait, d'un sourire sincère qui illuminait son visage. Et le responsable de ce bonheur se trouvait juste derrière elle : une main posée sur le dossier du fauteuil sur lequel elle était assise, un jeune homme bien plus charmant que je ne me l'étais figuré s'était détourné de l'objectif, comme s’il ne pouvait s’en empêcher, pour la couver d'un regard bien trop familier : celui gorgé de tendresse que Marco avait pour moi lorsqu'il était encore en vie. Le grain de la photo ne l'atténuait en rien.

  César n'avait pas été trompé. Lunixa avait vraiment ravi le cœur de son Prince. Et il en avait fait de même.

  J'aurais dû être soulagée, me réjouir pour elle. J’avais toujours souhaité qu’elle soit heureuse, avec ou sans un homme dans sa vie. Pourtant, je ressentais surtout une profonde appréhension. Je connaissais ma fille. Qu'importait combien elle aimait ce jeune prince, elle ne lui avait pas dit la vérité. Elle n'aurait pas pris ce risque.

  Mais combien de temps parviendrait-elle encore à la tenir dans l'ignorance ? L'amour conduit à commettre des erreurs. Et Lunixa ne pouvait se le permettre, pas quand une erreur pouvait lui coûter la vie.

  Tiraillée entre ces sentiments contradictoires, j'observai encore un moment la photo, l'amour flagrant qui flottait entre eux même à travers ce portrait, avant d'ouvrir la lettre de mon gendre.


  Madame,

  Rien ne saurait défaire ou racheter le mal que j'ai fait à votre famille. En épousant Lunixa, j'ai arraché une femme aux siens et à l'avenir qu'elle se construisait, volé une fille à sa mère, privé des cadets de leur aînée. Je pourrais prétendre que je ne faisais qu'accomplir la volonté de mon père, mais le fait est que je ne me suis pas autant battu contre lui que j’aurais pu le faire lorsqu'il m'a annoncé ce mariage, le rôle que j'y jouerais. Peut-être aurait-il fini par l'annuler, ou au moins attendre qu'une volontaire se propose, au lieu de l'imposer à une femme qui n'avait aucun désir de m'épouser. Si la tradition veut que l'union ait lieu aux vingt-deux ans du mari à Talviyyör, des exceptions ont déjà eu lieu. Cela n'aurait pas été la première.

  C'est pourquoi je tenais à vous écrire cette lettre, chose que j'aurais dû faire dès le début de cette histoire. J'ai bien conscience qu'à vos yeux, je n'ai rien d'un mari et tout d'un ravisseur, mais je vous prie de croire la sincérité de mes mots. Ce mariage a beau m'avoir été imposé autant qu'à votre fille, j'ai toujours tenu à son bien-être, même lorsqu'elle n'était qu'une inconnue et malgré nos devoirs envers Talviyyör. J'ai fait tout ce qui est en mon pouvoir pour la préserver, l'aider à se sentir bien dans ce pays, à s'adapter à son nouveau statut, à se faire à cette vie conjugale qu'elle n'avait jamais désiré.

  Je ne vais pas vous faire l'affront de prétendre que notre histoire s'est développée sans heurt. J'ai commis des erreurs, dont certaines auraient pu être irréparables si je ne m'étais pas repris à temps. Plus d'une fois, Lunixa a souffert par ma faute. Et je ne me le pardonnerai jamais, car non content d'avoir fait du mal à mon épouse, j'ai fait du mal à la femme que j'aime.

  Et pourtant, Lunixa, elle, m'a pardonné chacune de mes erreurs. Alors que je ne le méritais pas, elle a fait l'effort de me regarder, moi, l'homme, et non le Prince, et mes sentiments, que je pensais condamner à rester sans réponse, ont fini par trouver un écho en elle. Je n'en remercierai jamais assez la Déesse. Depuis que nous nous le sommes avoué, son bien être m'est devenu encore plus important. Elle est ma raison de vivre.

  Aujourd'hui, je suis heureux de voir que ce mariage ne lui apparaît plus comme ce cauchemar dans lequel on l'a plongée, mais qu'elle s'y épanouit à mes côtés comme je m'épanouis auprès d'elle. Qu'elle accepte désormais ma famille comme sienne. Qu'elle traite le peuple de Talviyyör comme sien. Qu'elle se considère comme une véritable Princesse de ce royaume...

  Mais je la connais assez à présent pour savoir que chaque jour est aussi une lutte. Elle continue à souffrir de terreurs nocturnes fréquentes ; elle a dû mal à se confier à moi ; une ombre, même infime, terni le moindre de ses sourires ; certain jour, elle est si mélancolique qu'elle en devient presque apathique...

  Je me suis permis de discuter de cela avec le Général Marcus, qui s'est permis à son tour de m'expliquer sa triste histoire. Je savais qu'elle tenait énormément à vous et sa fratrie, mais j'ignorais à quel point ce lien était fort et je comprends dorénavant que rien de ce que je pourrais faire ici ne serait suffisant pour chasser ses cauchemars ou la peine qu'elle s'évertue à cacher. Ce qu'il lui faut, c'est vous retrouver. J'en ai fait part au Général Marcus et dans l'heure qui en a suivi, nous étions à mon bureau, à poser les prémices de cette entreprise sur papier.

  Ce n'est pour le moment qu'une ébauche. Personne n'est au courant en dehors du Général Marcus et vous-même. Pas même mon père. Cependant, je peux déjà vous assurer que ce projet sera mené à bien. Je ne permettrai pas le contraire. Lunixa a besoin de vous et c'est ce qu'elle aura. D'ici un an, tout au plus, elle foulera le sol de votre domaine.

  De cela, je vous en fait le serment.

  En vous remerciant pour l'attention que vous avez porté à mon courrier malgré vos ressentiments à mon égard, je rends grâce à Dame Nature de veiller sur vous et votre famille, et vous prie de croire, Madame, à l'expression de mes honnêtes et respectueuses salutations.

Votre gendre, Kalor Talvikrölski


  César avait dit que j'aurais dû voir ce jeune homme, lorsqu'il attendait l'autorisation de son père pour comprendre la profondeur de ses sentiments pour Lunixa, mais c'était faux. Je pouvais ressentir toute sa fougue, toute sa passion à travers cette lettre, en particulier dans cet avant-dernier paragraphe. Ce n'était qu'une succession de mot sur du papier et pourtant, je sentais que le Prince ne souffrirait d'aucune contestation. Il avait bien l'attention de tenir sa promesse et ferait tout ce qui était en son pouvoir pour y parvenir.

  Restait à savoir s'il y arriverait, ou si quelqu'un ou quelque chose l'en empêcherait. Comme toute promesse, rien n'était moins sûr.

  Je n'allais donc pas en parler aux jumeaux. Pas tant que cette idée ne devenait pas une certitude. Savoir que leur sœur pouvait revenir aurait beau les aider à accepter son départ, il était hors de question que je leur annonce une visite prochaine, pour leur dire quelques mois plus tard qu'elle n'aurait finalement pas lieux.

  En revanche, je n'allais pas faire comme si la possibilité n'existait pas. Si Lunixa revenait, je devais le savoir, et à l'avance, car en tant que Princesse, un séjour à Illiosimera, même personnel, s'accompagnerait obligatoirement d'un passage au palais.

  Mon envie de fumer rejaillit avec force et je me remis à triturer mon briquet. Tant de chose pouvait mal se passer si elle se rendait au château. Elle risquait de croiser de nouveau Arès, d’être introduite à son frère… À l’instar de son ancien fiancée, le Prince Apollon la connaissait vraiment. Il était la seconde personne qui risquait de la voir par-delà son masque.

  Qu'importait à quel point je désirais la revoir et qu'elle retrouve ses enfants, son éventuelle venue m'apparaissait davantage comme une corde se resserrant au tour de son cou.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Asa No ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0