petit retour dans le brad et son café fleuri: Carie
Carie
— Ben alors, il n’est pas venu avec Carie ? demanda madame Ginette, en s’adressant à lui à la troisième personne.
Il venait toujours accompagné de son chien. Il était ni vieux ni jeune, ni sale ni bien habillé, le regard triste, mais le sourire aux lèvres quand il parlait aux autres. Oui, aux autres, car il était si différent qu’il était l’autre de tout le monde. Quand il entrait d’habitude dans le café, d’un signe impératif et doux de la main il désignait la droite de la porte, à côté du porte-parapluie, où le chien allait rester couché sans bouger jusqu’à ce que son maitre ressorte, après parfois plusieurs heures.
C’était un bâtard, plutôt grand, de robe jaune ocre. Il devait hériter d’un croisement entre un chien de chasse et une autre grande race. Il l’avait appelé Carie, parce que le jour où il l’avait adopté, il venait de se faire soigner une carie, et avait encore la bouche prise par l’anesthésie cotonneuse, indolore et désagréable. Il disait qu’on devrait nommer chaque chose de sa vie en rapport avec les évènements qui s’y déroulaient.
Lui n’avait pas de nom, du moins personne ne le connaissait. Chaque fois qu’on lui avait demandé, il avait éludé la question ou refermé sa coquille protectrice. Oui, c’était finalement une sorte de calimero d'un mètre quatre-vingt-cinq, un grand sensible aux longs cheveux jaunes emmêlés de dreadlocks. Il n’avait pas d’emplois non plus, ou il n’en parlait pas, même si parfois certains l’avaient peut-être vu travailler pour un camion de déménagement, ou comme balayeur pour la mairie. Enfin une fois, il était venu dans sa combinaison de toile verte rayée d’une bande fluorescente et tatouée de la marque municipale. On lui en avait demandé l’origine ou la raison, mais il avait refermé sa coquille.
Il consommait seulement des Perrier menthe, avec une paille en plastique fine, celle de l’ancien temps. Une fois, la paille avait changé pour ces gros tubes modernes avec le petit accordéon permettant d’en incliner le bout. Il ne s’en était pas plaint, mais en avait fait tristement la remarque, en invoquant qu’ainsi son Perrier menthe n’avait pas le même goût. Madame Ginette avait bien compris sa contrariété et remua ciel et terre de ses réserves pour en retrouver une boite. Sachant qu’on n’en trouvait plus dans le commerce, elle réservait cette boite de pailles-là pour ce client. Certains la soupçonnaient même de les laver pour les réutiliser depuis le temps. C’était ainsi, il ne demandait rien, mais on se mettait en quatre pour lui faire plaisir. Peut-être était-ce la douceur naturelle, presque délicate, qui émanait de sa personne, qui poussait les autres à une extrême sympathie.
Il parlait peu, ne participait jamais aux grandes conversations qui animaient souvent le bar. Mais ses mots, souvent très beaux, étaient toujours appropriés et on ne pouvait qu'être d’accord. Même les habituels railleurs qui se seraient moqués à haute voix de n’importe qui ou de n’importe quoi, jusqu’aux choses les plus graves, ne s’en étaient jamais pris à lui. Certainement, la sensation de l’absence de défenses aurait mis mal à l’aise les intentions d’un quelconque amuseur. On ne lui posait pas souvent de questions sur lui, après tout on trouvait assez d’informations dans ses grands yeux verts, on croisait son regard et on n’avait pas besoin d’en savoir plus. Il suffisait. Il était intouchable et secret. Une sacré protection, invincible.
— Je l’ai perdu sans qu’il en meure, répondit-il en s’installant sur le grand tabouret en face des manettes aux gros manches de la bière pression.
— Un Perrier menthe avec une paille ? demanda la patronne qui avait pourtant parfaitement pris en elle profondément le drame qui venait de lui être transmis.
— Oui, il restera au moins cela du temps où je venais avec Carie dans ce troquet.
Venant de tout autre client, la patronne aurait compris qu’il s’agissait d’un appel fait d’insistance, pour qu’elle demande ce qui s’était passé. Mais avec lui, c’était différent. Elle lui servit son verre, avec sa paille, et tourna sept fois le torchon dans un verre à sécher avant de parler. Elle savait bien qu’au moindre faux pas, à la moindre erreur dans sa façon de poser la question, il se refermerait dans sa coquille. Elle voyait, à l'évidence, qu’il souffrait déjà sans en parler, et en général il se protégeait par son mutisme d’un grand nombre d’autres souffrances. Or elle se pinçait la lèvre du désir de connaitre cette histoire, elle voulait savoir cette fois-ci, elle d’habitude si peu curieuse envers ses clients. Il renversait le caractère des autres.
— Il a du se passer quelque chose, dit-elle malhabile, ce fut la seule formule qui lui vint.
— Oui, mon chien a commis un délit! J’étais avec un voisin, rue des Carmes. Il m’avait souvent vu faire, pour jouer, dans la cour de notre immeuble. Et le pauvre a voulu faire de même, il ne sait pas ce qu’il lui a pris, m’a-t-il dit. Il a vu un autre chien plus haut dans la rue et il a dit « choppe, Carie ! », comme ça, pour faire une blague… Alors Carie s’est élancé, je n’ai pas eu le temps de réagir. Il s’est rué sur l’autre chien. Sa maîtresse qui le tenait en laisse a été tirée par le sien, elle s’est entravée et est tombée sur le trottoir. Les chiens se sont battus quelques secondes avant que j’intervienne. C’était trop tard. Elle s’est mise très en colère. Mon voisin a essayé de la calmer et de dire que c’était de sa faute, mais elle n’écoutait pas. La laisse, la responsabilité, la maîtrise de l'animal, il ne pouvait être question d'accident. Dramatique et pathétique. Elle a appelé deux policiers municipaux qui passaient par-là au même moment. Elle a porté plainte. Alors ils ont demandé la fourrière pour les chiens. J’ai essayé de supplier, mon voisin aussi. Mais elle avait les paumes des mains blessées par sa chute, elle saignait un peu. Ils ont pris le chien et m’ont dit qu’ainsi elle ne porterait pas plainte. J’ai pleuré, vous savez, de tendres larmes. C’était mon seul compagnon…
Une grosse larme a coulé le long de sa joue, à peine masquée par ses cheveux longs. Un client a voulu le rassurer en lui disant qu’il allait pouvoir le récupérer, il suffisait d’en faire la demande auprès du commissaire ou d’une association. Un autre a dit que c’était triste, mais qu’il pourrait surement en retrouver un autre.
Il s’est refermé dans sa coquille.
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