Candeur à la fenêtre
Ce mercredi-là, vers la fin de l'après-midi, j'étais assise sur le rebord en bois de la fenêtre de ma chambre. Mon cours de natation venait d'achever le peu de volonté qu'il me restait et un vieux livre béait sur mes genoux dans l’espoir d'être lu depuis au moins vingt minutes.
Tout mon être était plongé dans une sorte d'attente, sans début ni fin, totalement dépourvue de sens. Passive, je subissais seulement le temps en silence et avec un calme presque monial.
Devant la façade éclairée de ma maison, le grand platane couvert de feuilles voilait le soleil estival qui peinait à atteindre mon corps grelottant à cause du bain encore récent. Quelques rayons hardis cependant arrivaient à caresser, en irrégulières bandes de lumière, mes jambes repliées. Et je pouvais sentir leur chaleur se répandre sur ma peau pâle, comme du thé dans de l'eau chaude. Je frissonnai.
Mes mèches humides, d'où pointaient de sauvages gouttes troubles, collaient mon visage plongé dans l’ombre et piqueté de taches de rousseur. Leur parfum de chlore parvenait étonnement à apaiser ma respiration qui se faisait précipitée depuis tout à l'heure.
Les yeux mi-clos, j'abandonnai mon regard dans le jardin encore grouillant qui regorgeait de verdure et de fleurs en tout genre. Dans ce monde, dehors, chacun menait sa courte et dangereuse vie comme il l'entendait. Les gros bourdons faisaient des pétarades comme les motos clinquantes des beaux jours, les papillons blancs voletaient insouciamment auprès des hortensias parfumés, et quelques merles et chardonnerets sautillaient dans l'herbe, à la recherche d'un vers ou deux.
Passant une langue agacée sur mes lèvres recouvertes de sel, je laissai pendre mes jambes à l’extérieur avec une négligence étudiée, le livre toujours en équilibre précaire sur un de mes genoux. Mes bras maigres ballotaient de part et d’autre de mon corps frêle, poussés par un vent puissant qui mangeait le haut des arbres. Mais celui-là était doux, tiède, presque amical. Un vent d’été.
Jouant avec les irrégularités du bois de mes pieds dissipés, j’écoutai distraitement la radio de ma mère dont les échos me parvenaient de la cuisine, un étage plus bas. Cela ne ternissait en rien l’atmosphère paisible de l’endroit car il y avait toujours eu ce bruit de fond que détestent certaines personnes mais que j’affectionnai plus que tout. S’ajoutant à cette mélodie atypique de voix nasillardes et embrouillées, de puissants effluves chargés montaient à mes narines, prémices d’un repas qui s’annonçait prometteur. Comme toujours.
Déployant mes narines au maximum, je respirai cette madeleine de Proust à plein nez. J’avais dix ans, mais cette ambiance faisait toute ma jeune et ma tendre enfance. Nostalgique, j’essuyai une goutte qui pendait au bout de mon nez et renversai ma tête en arrière pour fermer les yeux.
Quel bien-être.
Bardée de plénitude, j’entrouvris une fois encore mes paupières et vit qu’un oiseau s’était posé sur mon livre. Immobile, retenant ma respiration, je l’espionnai en douce pour ne pas l’effrayer.
Il était charmant. Du genre multicolore et menu, avec un bec très court.
Pour tout dire, je n’en avais encore jamais vu de cette sorte. Il m’intriguait.
Lorsqu’il me fit face, il agita ses plumes et, sous mes yeux ébahis, se contorsionna. Paniquée pour lui, je voulus intervenir au risque de lui faire peur mais, là où il se tenait un instant plus tôt, se trouvait désormais une enveloppe couleur de miel. Atterrée, je saisis l’objet d’une main hésitante et commençai à le décacheter avec mille précautions.
Puis je m’interrompis. Un oiseau venait de se transformer en lettre.
Sous mes pupilles d’enfant.
Quels mystères dangereux pouvaient encore habiter cette chose que je tenais en tremblant ?
« Allons » murmura ma conscience en reprenant ses esprits. « Une enveloppe reste une enveloppe ! Et à moins que ce soit une lettre mangeuse de doigts, je ne vois pas ce qui pourrait arriver »
Prudente, j’ouvrais alors la lettre.
Et mon corps tout entier fut sec instantanément.
SEC.
L’enveloppe ouverte mais vide disparut alors en un claquement sonore et je me retrouvai seule sur le rebord de ma fenêtre, mes cheveux légers volant sous une bourrasque tiède, la bouche entre-ouverte.
C’était la première fois que je constatai la magie de mes propres yeux.
C’était aussi la dernière fois que je vécus sur cette terre.
Mon corps, lentement, oscilla et bascula par la fenêtre.
La magie m’avait tuée.
Enfin presque.
Elle m’avait changée.
En hirondelle.
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