Requiem pour les insectes

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Je me rappelle d'un temps où le moindre trajet d'autoroute constellait mon pare-brise de petits éclats visqueux. Bien que ces impacts funestes accusaient le décès violent d'un malheureux insecte, ils témoignaient de leur nombre et de leur vigueur. Puis imperceptiblement au fil des ans, les petites étoiles sur le verre se sont raréfiées, au point de devenir exceptionnelles.

Je me souviens avoir passé des heures autour d'un pied de lavande, avec des pots de confiture à couvercle vichy, à attraper des papillons multicolores, bourdons velus et autres abeilles facétieuses. J'observais, fasciné, les reflets iridescents sur leurs ailes multicolores. Bleus, jaunes, verts, ils étaient des dizaines. Puis je les relâchais, non sans quelques piqûres de certains captifs mécontents.

Je me rappelle les repas de campagne, sans cesse interrompus par des armadas de charognardes jaunes et noires, qui lorgnaient sur mon jambon aux sulfites avec leur vol d'approche si caractéristique. Maintenant, quand l'une d'elles montre le bout de son dard, nous râlons de mécontentement, et la chassons d'un revers de serviette ou de raquette génocidaire.

Je me souviens être resté fasciné dans les champs par des épeires colorées, des scarabées scintillants, des sauterelles fluorescentes et grandes comme mes doigts. Je les coursais entre leurs sauts, quand elles déployaient leurs ailes rouges dans leur fuite sans espoir face au marmot que j'étais. L'herbe des champs est maintenant désespérément immobile, à peine agitée par de minuscules criquets gris, ou recelant de tiques et autres vilaineries. Je traquais aussi à la nuit tombée les vers luisants avec mes cousins. Aujourd'hui la nuit est sombre, ils se sont déjà éteints dans plusieurs régions de France.

Leur départ a été silencieux, presque invisible. Puis la prise de conscience planétaire a fait publier ces informations que, consciemment ou non, nous refusions de voir. Entre ma jeunesse et ce jour, quatre-vingts pour cent des insectes volants auraient disparu. Un chiffre fort, médiatique, une statistique qui reste froide tant qu'on ne le projette pas sur le plan de lavande de mon enfance. Huit papillons sur dix. Huit bourdons sur dix. Huit abeilles sur dix. Et encore : s'ils ont tous équitablement souffert.

S'il y avait cinq papillons bleu, vert, jaune et multicolores, il n'en reste qu'un. Une espèce de papillon sur trois a d'ores et déjà soit disparu, soit est en passe de ne plus jamais survoler mon plan de lavande. Je ne parle que des papillons parce qu'ils sont les emblématiques étendards d'un champ de fleurs plein de vie, bariolés coquelicots des airs. Et leurs confrères subissent le même sort.

Lorsque nous leur décrirons l'amour comme "des papillons dans le ventre", et que nos enfants demanderont :

  • Dis papa, c'est quoi un papillon ?

Accepterons-nous qu'il ne nous reste que les livres d'images pour leur répondre ?

Accepterons-nous lorsque nous leur parlerons d'un ton mielleux, que nous restions pantois à tenter de leur décrire le miel ? Puis les abeilles ? Quelles métaphores resteront pour leur expliquer comment sont faits les bébés ?

Comment leur expliqueront nous ce qu'est une taille de guêpe ? Pourquoi cette voiture s'appelle une coccinelle ? Peut-être ne sauront-ils même jamais ce qu'est la véritable soie.

Sous couvert de champs impeccables et d'une agriculture toujours plus efficace, nous hypothéquons depuis quarante ans l'avenir des insectes, et à travers eux notre propre vie.


Dédié au papillon rose de l'IRL Scribopolis.

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